C’est quand il est « redescendu dans sa maison » que le publicain est devenu un homme juste. Cette métamorphose qui tenait du miracle, à la mesure de la conversion de saint Paul de persécuteur qu’il était – pour ce publicain de corrompu qu’il était, à la solde de l’occupant romain et usurier impitoyable, – cette conversion s’est produite chez lui et non au Temple, pendant qu’il priait.
Est-ce à dire que c’est après-coup qu’il s’en est aperçu, quand il s’est étonné lui-même de son changement d’attitude ? L’Ecriture ne dit-elle pas de Moïse qu’il ne savait pas, lorsqu’il est redescendu de la montagne, « que son visage rayonnait de lumière depuis qu’il avait parlé avec le Seigneur » (Ex 34, 29) ?
Peu importe le moment où la conversion s’est produite, pour ce publicain au Temple ou chez lui. Ce qui compte n’est pas ce que nous ressentons, mais ce qui en ressort, ce qui rayonne de notre prière. Nous n’avons pas à nous inquiéter de ce que nous ressentons pendant la messe, pendant que nous prions : l’important est l’impact dans notre vie quotidienne. Ce qu’une prière après la communion (messe du 24ème dimanche ordinaire) appelle son ‘influence’ : « Que ta grâce agisse en nous Seigneur afin que son influence et non pas notre sentiment domine en nous ».
Voyez a contrario à quel point le pharisien est submergé par ses sentiments, sentiment de gratitude à l’égard de Dieu, sentiment aussi de supériorité à l’égard des autres, et de mépris. La Lettre de saint Jacques dit que la colère de l’homme ne fait pas la justice de Dieu mais aucun sentiment ne fait la justice de Dieu ! Même pas la compassion : elle n’a pas toujours lieu d’être : « tu ne favoriseras pas le faible dans un procès » (Ex 23, 3). Et tu ne le défavoriseras pas non plus ! dit la 1ère lecture : tu feras comme le Seigneur qui se montre impartial envers les personnes. Il ne défavorise pas le pauvre, il écoute la prière de l’opprimé (Si 35, 16).
On pourrait citer de nombreux domaines qui nécessitent de prendre un peu de hauteur sur nos sentiments, qui ont en commun le respect de la personne : l’éducation, la justice, la politique, et la prière ! Ce que disait le Pape Pie XII de la politique (dans un radio-message de Noël 1956) s’applique à la prière. Il disait qu’il n’est « pas possible de faire de bonne politique avec le seul sentiment » – le seul car il faut ajouter : pas plus qu’on ne peut faire sans.
Il n’est pas possible de bien prier avec le seul sentiment, pas plus qu’on ne peut faire sans.
Le sentiment est humain et rend humain.
Le sentiment fait la différence avec la machine qui n’en a pas, comme avec l’animal qui ne les maîtrise pas.
Qu’est-ce que nous devons redouter : de ne pas avoir de sentiments comme une machine ?
De ne pas les maîtriser comme les animaux ?
Ou de les réserver à certaines causes, comme notre génération dont les bons sentiments ne vont pas jusqu’aux douze millions d’enfants qui meurent chaque année avant l’âge de cinq ans de malnutrition ou faute d’accès aux soins, pour des maladies qu’on sait soigner comme la dysenterie, la pneumonie ou le paludisme ?
Que faisons-nous, plus près de nous, pour ceux qui perdent le goût de vivre ?
Le Covid n’a pas seulement fait perdre le goût des aliments. Il a aggravé les distances entre nous. Machines et écrans finissent par éloigner plus qu’ils ne rapprochent. Il n’est pas bon que l’homme soit seul : en fait, il n’est pas bon que l’homme se sente seul. L’isolement est le plus alarmant de tous les sentiments. Il vient chez l’homme du refus de Dieu.
Je ne suis jamais seul, dit Jésus : le Père est toujours avec moi (Cf. Jn 16, 32).
Nous ne pouvons pas nous unir à Dieu sans nous soucier de nos frères. Jésus allait à l’écart pour prier : pour nous, pour ses disciples, pour le monde.
Qu’en sera-t-il maintenant de nos sentiments après notre mort ? Que deviendront-ils dans l’au-delà ? Je ne parle pas de ce que nous ressentirons en voyant Dieu ! Le bonheur ! La joie pure et infinie ! – Mais des sentiments que nous éprouverons si nous ne retrouvons pas une ou plusieurs des personnes que nous aimons. Parmi les personnes que nous aimons, il y en a qui rejettent Dieu que nous adorons. C’est bien pour ça que nous prions pour elles ! Avec cette angoisse que ces personnes, incroyantes, ‘dures’, qui auront rejeté Dieu toute leur vie, refusent, au moment de leur mort, de se convertir, de se prosterner devant lui, de reconnaître leurs péchés, avec la même dureté de cœur, le même orgueil. Quelle angoisse ! Comment pourrons-nous être heureux auprès de Dieu alors que des personnes que nous aimons auront ‘disparu’ ?
La seule façon d’éviter ça est de prier pour elles et de nous convertir nous-mêmes. La seule façon de convertir nos proches est notre propre conversion, de rayonner de l’amour de Dieu. « Que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux » (Mt 5, 16).
Prière et conversion sont notre première mission.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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