Il n’était pas facile pour des non-juifs de vivre la fête de la Pâque à Jérusalem : ils n’avaient pas le droit d’entrer dans le Temple, et n’étaient pas toujours les bienvenus. Pas plus qu’on n’est toujours bien accueilli quand on vient dans nos églises. Alors qu’un des traits de Jésus est d’être accueillant – c’est un reproche qui lui est fait : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs ! » (Lc 15, 2). Toi seul Seigneur es infiniment bon, infiniment aimable, et accueillant.
Une de mes dernières défuntes était une grand-mère charmante à qui ses enfants reprochaient de passer les voir à l’improviste : elle sonnait à la porte, ‘je passais dans le quartier’ disait-elle. Je faisais ça quand j’étais jeune, et mes amis ont fini par me demander d’arrêter : ça ne se fait pas. Désormais il faut envoyer un message avant de téléphoner. Nous sommes de moins en moins accueillants, cela s’explique par le nombre de sollicitations que nous recevons. C’est aussi, par paresse, à cause de l’effort que ça demande.
Il faut pourtant s’entraîner à accueillir l’imprévu car c’est ainsi que vient la mort, le malheur, la maladie, sans crier gare.
La paresse est l’un des sept péchés capitaux, péchés sources, auxquels je vous ai proposés de réfléchir en ce Carême, pour les connaître, les combattre, résister. Le terme exact est acédie, comme ‘acide’ dit saint Thomas d’Aquin (IIa IIae Q. 35), une paresse spirituelle pour les choses de Dieu. Cette paresse-là n’est pas joyeuse ni insouciante, elle n’est pas enviable et n’a envie de rien. Des sept péchés capitaux, elle est le seul qui ne soit pas un moteur, pas une envie de plaisir, ni de justice, ni de gloire, ni de rien.
Dans sa Catéchèse du 7 février sur ce découragement, le Pape reprenait la distinction de saint Paul entre la « tristesse selon Dieu » et la « tristesse selon le monde » (2 Co 7, 10). La tristesse selon Dieu vient d’une conscience coupable, elle conduit au repentir et à la conversion, c’est celle du fils prodigue qui, « lorsqu’il touche le fond de sa déchéance, ressent une grande amertume, qui le pousse à reprendre ses esprits et à retourner dans la maison de son père » (cf. Lc 15, 11-20). Tandis que la « tristesse du monde » est un dégoût de soi, de l’avenir et de la vie, qui naît d’une série de déceptions. « C’est comme si le cœur de l’homme tombait dans un précipice ». Le danger est de s’enfermer dans le regret, de laisser la tristesse s’envenimer dans le cœur.
Attention : je ne parle pas de la maladie de la dépression qui nécessite des soins appropriés et la plus grande compassion.
Il faut distinguer aussi cette tristesse du sentiment d’abandon qu’on appelait déréliction qui est au cœur de la Passion : Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? Il n’a rien à voir avec l’acédie, la mélancolie de l’esprit, la perte de sens et de goût à prier et à aimer.
Le moine Évagre le Pontique, l’auteur à la fin du 4ème siècle de la première liste des péchés capitaux, expliquait que tous les vices visent le plaisir alors que cette tristesse se berce d’un chagrin sans raison ni fin. C’est un démon sournois, le plaisir du non-plaisir. Les pères du désert le décrivaient comme un ver du cœur, qui ronge et vide ceux qui le laissent s’installer.
Faut-il rappeler, une fois de plus, qu’on ne s’en sort pas tout seul ?
En voyant ce petit groupe de Grecs « montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque », je pensais à ces pèlerinages qui ont lieu tout au long de l’année, la Marche ce samedi de saint Joseph, où, à chaque fois, il y en a qui ne savent pas pourquoi ils sont là, qui se sont laissés entraîner – allez, viens ! – qui étaient dans cette forme de tristesse, n’avaient plus goût à rien, plus envie d’avoir envie, et qui, poussés par l’Esprit, portés par des amis, ont trouvé la force, et ils sont parfois les plus touchés.
L’évangile ne dit pas si la rencontre de Jésus avec ces Grecs a eu lieu. La réponse de Jésus peut signifier trop tard, l’heure est venue pour moi de donner ma vie, ils me verront après la Résurrection. Ou au contraire c’est le signal ! leur venue est le signe non pas de l’ouverture aux Nations, qui avait été donné à la visite des Mages, mais le signe que votre relation entre vous et moi, dit Jésus à ses disciples, va porter du fruit.
Qu’est-ce qui attirait ces Grecs à Jésus ? Ses enseignements ? Ils sont indissociables de leur rayonnement sur les disciples qui l’entouraient. Il y avait autour de Jésus, dans le groupe des disciples, une ambiance, un esprit qui faisait envie. Quand, après le lavement des pieds, Jésus dit que c’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples (Jn 13, 35), il faut croire que cet amour existait avant sa mort. Bien sûr l’évangile se fait l’écho de disputes entre les disciples, pour savoir qui était le plus grand. Mais globalement, malgré les menaces qui s’intensifiaient, les disciples étaient heureux avec Jésus.
Jésus n’est pas seulement accueillant : il est fédérateur. Il fait l’unité par son amour, « l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 3).
Mieux, la force du Christ est de nous permettre de supporter quasiment tout le monde. Jésus est celui qui me permet, par amour pour lui, de supporter n’importe qui. Pas n’importe quoi. Mais pratiquement n’importe qui.
La paresse dont la Tradition a fait un des sept péchés sources concerne moins nos activités (ce que nous ne faisons pas) que le regard que nous portons sur le monde et sur les autres, ce regard triste et paresseux qui n’a pas envie du changement, de la nouveauté, de l’inconnu, qui ne veut pas accueillir les autres, avec leurs besoins, leurs différences, leurs souffrances.
La paresse de chercher Dieu.
Elle ne veut pas accueillir en l’autre Dieu lui-même.
Seigneur, Notre Père, donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, de t’accueillir, Toi, Notre Dieu, en chacun de nos frères.
Seigneur, donne-nous le goût de la prière, la force de faire ta volonté, le bonheur de te trouver.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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