Cinq maris, c’est beaucoup. D’autant que ça ne s’arrête pas là : elle a eu cinq maris, et celui qu’elle a maintenant n’est pas son mari. Le texte n’emploie pas le verbe se marier, être marié : la femme comme Jésus emploient le verbe ‘avoir’, avoir un mari, avoir un homme, comme on a aujourd’hui un copain, une relation, un compagnon, quelqu’un.
Elle a faim, c’est une mangeuse d’hommes aurait-on dit en d’autres temps et on comprend qu’elle vienne seule au puits : les autres femmes ne l’aiment pas, qui craignent pour leur mari. Une de mes premières mariées qui ait divorcé – parfois, on me demande mes stats : ‘vous en avez beaucoup de couples que vous avez mariés qui ont divorcé ?’ et je réponds tristement ‘moins que ceux qui sont décédés’ parce que c’est la réalité – cette femme, ravissante, divorcée d’un homme déséquilibré, me disait qu’elle n’est jamais invitée à dîner parce que les femmes ont peur pour leur mari : il ne suffit pas d’avoir un mari, il faut le garder. Cette femme de Samarie ne les gardait pas. Et elle ne pouvait pas les garder tant qu’elle ne savait pas ce qu’elle cherchait, ce dont elle avait vraiment besoin. Si tu savais le don de Dieu.
Elle dit qu’elle n’a pas de mari parce qu’en réalité elle n’en a jamais assez, caractéristique de l’addiction, qui est une maladie du désir. Elle est addict à la relation affective, à la tendresse et la sécurité : une DASA. Elle aurait sa place chez les DASA, Dépendants Affectifs et Sexuels Anonymes. Anonyme parce qu’on ne connaît pas son nom tandis que chez les DASA comme chez les AA, Alcooliques Anonymes, les NA, Narcotiques Anonymes, on pourrait ajouter les portables, les réseaux sociaux, les séries télévisées, la pornographie sur internet, les responsabilités professionnelles (work-alcoolics) etc.. Anonymes signifie que la maladie dont on souffre est vécue par d’autres qu’on retrouve pour s’entraider. Pour dépasser la honte.
L’addiction est une maladie du désir : c’est une maladie du lien, affectif et social, où la personne qui souffre de ne pas obtenir ce dont elle a besoin, la sécurité, la reconnaissance, le soutien, décide d’aller elle-même le chercher, sans se douter que la maîtrise va s’inverser. Au départ, c’est la personne qui décide de prendre ce dont elle a besoin, pour échapper à la solitude, surmonter l’anxiété, se supporter elle-même, jusqu’à ce que la solution devienne le problème. Elle a perdu sa liberté, sa dignité, et c’est aussi inavouable qu’insupportable. Esclave de son désir.
Pour ne pas porter sur la personne addict un regard de jugement, il ne suffit pas de savoir que l’addiction est une maladie. Il faut d’abord se rappeler que le problème dont elle souffre était au départ une solution. Avant d’être un problème, l’alcool est une solution : un désinhibiteur pour des anxieux, un antalgique pour des douloureux, un dopant quand on est surmené. Avec une bonne image : il fait partie de notre culture ; il accompagne les moments festifs ; il est ‘le fruit de la vigne et du travail des hommes’.
L’alcool occupe une place particulière dans toutes les addictions, parce que c’est la seule maladie dont vous pouvez mourir à l’arrêt. Le diable est un tueur.
Qui aidera la personne addict – la personne alcoolique ? Qui lui tendra la main ? Lui rendra la liberté ? La remettra sur un chemin de libération ?
Le silence tue plus que les produits, m’expliquait une alcoologue, à qui je confiais la difficulté de dire quelque chose, d’aller chercher la personne dans son addiction : vous la considérez comme libre, alors qu’elle ne l’est plus. L’addiction est une perte de liberté. Il faut la remettre en état de choisir. De porter sur elle-même un regard nouveau, qui ne soit plus de honte, voire de dégoût. L’addict vient chercher un regard : est-ce que je vaux encore quelque chose ? Suis-je autre chose que mon addiction ?
Tu as du prix à mes yeux et je t’aime dit le Seigneur.
Ce qui soigne, libère, sauve une personne dépendante, c’est un regard d’amour, le regard bienveillant d’une personne qui ne me juge pas, qui m’accueille tel que je suis.
La femme de l’évangile, lorsqu’elle retourne à la ville, a une phrase bouleversante. Laissant là sa cruche, elle revient à la ville et dit aux gens : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ». Elle a compris que le Christ faisait la part entre qui elle est, et ses actes. Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait : uniquement parce que Jésus lui a dit qu’elle a eu cinq maris et que celui qu’elle a maintenant n’est pas son mari ?! Tout ce que j’ai fait ! Faut-il qu’elle soit prisonnière obsédée par ses échecs pour qu’ils puissent constituer à ses yeux toute sa vie !
Ce n’est pas parce que vous direz quelque chose, que vous aurez une parole d’alerte, de mise en garde ou encouragement à une personne addict qu’elle va changer, accepter de se faire aider. Souvent elle réagira mal. Mais cette parole est comme le jouet qu’on met dans un coffre à jouets : il rejoint les autres et un jour ce jouet est le jouet de trop qui empêche le coffre de fermer. Et dans ce coffre, il y a une personne à qui vous pouvez tendre et prendre la main. Créer un lien, humain.
Que faisons-nous, nous prêtres, quand en confession une personne avoue ou laisse entendre une addiction ? En confession on dépose ses souffrances autant que ses péchés. Parfois il n’y a que des souffrances, car le sacrement du pardon est une force de consolation.
Nous demandons à la personne à qui elle en a déjà parlé ou à qui elle pourrait en parler. Parfois, c’est nous prêtres que la personne a choisi, pour que ça reste secret et parce qu’elle a confiance. Et à défaut d’une meilleure solution, nous lui proposons de revenir nous voir, en dehors de la confession, si elle le souhaite. Le Seigneur nous a envoyés pour être des ministres de sa grâce, pour restaurer un lien d’amour, avec Lui, avec son Père, et entre nous, avec nos frères. Mais l’idéal est que ce soit vous, chacun de vous qui lui tendiez la main : qu’elle voit en vous la personne qui lui fait confiance et à qui elle peut faire confiance. Retisser ce lien avec la vie, avec les autres, pour sortir de sa prison.
Dans la confession on dépose ses souffrances autant que ses péchés : le Christ est venu pour nous rendre la liberté. Recevez le Corps du Christ : acceptez son regard de bonté.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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