L’accomplissement parfait de la foi, c’est la charité

Jeudi Saint - 6 avril 2023

Jn 13, 1-15

 

Au Jeudi saint, Jésus aurait pu envoyer ses disciples chercher quelques malheureux à l’extérieur dans la rue pour partager leur repas. On le lit dans l’Ancien Testament, au Livre de Tobie, quand Tobit père, avant le repas de la Pentecôte, envoie son fils : « Va chercher, mon enfant, parmi nos frères déportés à Ninive un pauvre qui se souvienne de Dieu de tout son cœur ; amène-le pour partager mon repas. J’attendrai que tu sois de retour » (Tobie 2, 2). Oui, Jésus aurait pu faire venir quelques pauvres pour partager la Pâque et il leur aurait lavé les pieds : cela aurait été un beau geste, spectaculaire et édifiant. Non, il choisit ses proches : ses disciples, qu’il a appelés au début de sa prédication, qui le suivent et l’appellent Seigneur ! ses disciples avec qui il vit et qu’il instruit, il est leur Maître ! c’est à leurs pieds qu’il se met, qu’il s’abaisse pour leur laver les pieds, lui le Seigneur et le Maître.

Qui est mon prochain ? A cette question posée sur le commandement de l’amour, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, Jésus avait répondu par la parabole du Bon Samaritain : « Qui s’est fait le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? Celui qui a fait preuve de pitié, de miséricorde envers lui. Va, et toi aussi, fais de même » (Lc 10, 37). Et voilà qu’au moment de passer de ce monde à son Père, Jésus nous avertit : il n’y a pas besoin de chercher très loin son prochain.

Voyez comment Jésus s’arrête devant Pierre, voyez comment la réaction de Pierre nous donne à vivre une des plus belles scènes de proximité de Jésus. J’ai évoqué dimanche dernier, aux Rameaux, cette femme épatante de 98 ans qui avait eu une vie très dure sans jamais perdre son optimisme et son caractère enjoué. Cette femme avait un talent, plus rare qu’on ne le pense : le talent du tête à tête, de la rencontre personnelle. J’avais appris ici, d’une sœur de Sainte-Marie, une expression que j’utilise souvent du ‘génie de l’amitié’ – au sens de nombreux amis, gardés et entretenus fidèlement. Là c’est autre chose : le talent du tête à tête. J’avais pensé à l’amitié parce que la Bible dit de Moïse qu’il parlait avec Dieu comme un ami parle à un ami, pas face à face puisque, jusqu’au Christ – on ne pouvait pas voir Dieu sans mourir.
Le tête à tête, la rencontre personnelle est une caractéristique de l’évangile et la ligne directrice des évangiles des dimanches de Carême : rencontre de Jésus avec la Samaritaine, rencontre de l’aveugle-né avec ce dialogue magnifique après sa guérison, rencontre successive des deux sœurs de Lazare, comme si à chaque fois le groupe, la foule disparaissait : il n’y a plus que Jésus et toi. Lui et toi.

La rencontre du Christ est toujours personnelle, et cela se fera ainsi au moment de notre mort. On pourrait même dire à ceux qui s’étonnent de ne pas l’avoir rencontré : baissez les yeux, il est là à vos pieds, le Serviteur ! vous ne le voyez pas, dans son humilité.
« Admirable grandeur, étonnante bonté du maître de l’univers qui s’humilie pour nous » – au point de nous laver les pieds. Ce chant ‘Regardez l’humilité de Dieu’ dit ‘au point de se cacher dans une petite hostie de pain’ – chant inspiré par la Lettre que saint François d’Assise avait écrite à la fin de sa vie en 1226 à tous ses frères : « Voyez frères l’humilité de Dieu et devant lui, épanchez votre cœur, humiliez-vous, vous aussi, pour être exaltés par lui ».

Ce n’est rien moins que la reprise de l’hymne aux Philippiens que nous entendions dimanche dernier :
Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu,
ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.
Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur,
devenant semblable aux hommes, reconnu homme à son aspect,
il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté :
il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom,
afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers,
et que toute langue proclame : ‘Jésus Christ est Seigneur’,
à la gloire de Dieu le Père.

Le lavement des pieds en est l’illustration la plus accessible à chacun, sans mourir sur la Croix.

N’est-ce pas l’essence même de notre conversion ? L’affaire de notre vie ! que vient renouveler chaque année le Carême, quand retentit au Mercredi des Cendres, l’appel originel de Jésus, chez saint Matthieu comme en saint Marc : « Convertissez-vous et croyez à l’évangile ! », dont nous ne devrions jamais séparer la 2ème partie : Convertissez-vous dit Jésus « car le Royaume de Dieu s’est fait proche » (Mt 4, 17). Les temps sont accomplis, ajoute saint Marc, et nous en prendrons la mesure demain quand Jésus dira sur la Croix : Tout est accompli.

C’est la 3ème réflexion que je voudrais vous livrer ce soir, après la proximité de Dieu, la beauté de sa rencontre personnelle, même dans un groupe, – même dans une fête : souvenez-vous de ce qui fait une fête réussie, quand on est réunis nombreux dans la joie tout en rencontrant différentes personnes en tête à tête. C’est peut-être cela le Paradis. Une joie collective, partagée, faite de retrouvailles et de rencontres nouvelles …

Et cela suppose que nous entrions dans ce qu’attend le Maître des noces, que nous soyons dans l’esprit de ce qui nous rassemble, que nous ne cherchions pas notre ‘accomplissement’ à nous, notre seul plaisir, la seule satisfaction de nos désirs personnels, ni même l’épanouissement de tous nos talents, mais la mise à disposition de ce que Dieu veut que nous mettions au service des autres.
Nous fêtons ce soir les prêtres et la messe, l’institution du Sacerdoce et de l’Eucharistie, et je peux témoigner qu’on est heureux comme prêtre quand on accepte toute la mesure de cet accomplissement dans la prière et le service. Et vous, mes amis, à qui nous avons été envoyés comme prêtres, au service de qui nous sommes, ne nous demandez pas de déployer tous nos talents, de faire comme vous dans tous les domaines, familial et professionnel : ce n’est pas à cela que Dieu nous appelle.
Il en va d’ailleurs de même dans le mariage comme dans toute vie consacrée : le service de l’autre prime sur le talent de chacun. Ou plus exactement chacun ne s’épanouit pleinement qu’en se mettant au service de ceux qui lui sont confiés. Cela suppose pour nous disciples du Christ de lui être fidèles, d’être à son écoute, de sa Parole, dans la prière, par une vraie vie intérieure, dociles à l’Esprit Saint qui a été répandu en nos cœurs, par l’amour qui nous a été donné.

L’accomplissement parfait de la foi, c’est la charité.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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