Il y a trois signes que nous sommes encore en vie en ce monde, vous disais-je dimanche dernier : nos objections, nos contradictions et nos frustrations. Quand on n’en a plus, c’est qu’on est mort (à cette vie terrestre).
Venons-en à ces frustrations en resituant le Discours du Pain de Vie dans la continuité du récit de l’évangile de saint Jean.
Jésus avait multiplié les pains pour les foules qui étaient venues à lui, après les avoir enseignées longuement dit saint Marc, saint Jean, lui, ne le précise pas d’autant qu’il place l’enseignement après : « dans la synagogue de Capharnaüm » dit-il à la fin (Jn 6, 59).
Après la multiplication des pains, Jésus s’était enfui dans la montagne, seul, pour éviter que les foules fassent de lui leur roi parce qu’elles avaient été rassasiées, et dans la nuit il avait rejoint ses disciples sur le lac, qui traversaient en barque, en marchant sur l’eau. Arrivés à terre, ils sont à nouveau entourés par les foules, et c’est le début de ce Discours du Pain de Vie.
Ces foules qui le suivaient, et l’avaient même poursuivi, qu’est-ce qu’elles attendaient, qu’est-ce qu’elles espéraient ?
Qu’elles n’allaient pas obtenir, et beaucoup vont partir, y compris parmi les disciples, nous le verrons dimanche prochain, rebutées par les paroles de Jésus et déçues dans leurs attentes.
La frustration est un type particulier de déception qui peut se définir de deux façons différentes, soit par sa violence : c’est une réaction brute, impérieuse, qui s’apparente à la colère. Soit elle s’approche de l’envie ou de la jalousie : on est d’autant frustré de ne pas avoir ce qu’on espérait que quelqu’un d’autre l’a.
C’était spectaculaire lors des Jeux Olympiques : à côté des records, il y a eu des déceptions, et aussi des frustrations pour les perdants qui le vivaient trop violemment et pour certains comme une injustice quand il estimaient qu’ils étaient meilleurs que ceux qui les avaient battus.
Autant les objections relèvent d’un sain travail de l’intelligence, autant nos contradictions nécessitent un ajustement de notre volonté, autant nos frustrations peuvent procéder d’une défaillance de notre mémoire, un oubli de l’essentiel : l’oubli du but recherché.
Quel est le but du sport, qui en fait sa motivation, notamment dans la haute compétition qui exige tant de sacrifices ? Est-ce que c’est la gloire qui vient des hommes ? N’est-ce pas plutôt l’accomplissement de soi, de donner le maximum et le meilleur de soi dans le respect desrègles établies, des partenaires et des adversaires ? La gloire de Dieu c’est l’homme vivant, disait saint Irénée, et la vie de l’homme c’est de voir Dieu.
Quand on lit le Discours du Pain de Vie dans son ensemble, on voit qu’il est construit autourde cinq réactions des auditeurs de Jésus, entre le moment où ils le retrouvent après la traversée en barque et la conclusion solennelle de l’évangéliste (« voilà ce que Jésus a dit, alors qu’il enseignait à la synagogue de Capharnaüm » Jn 6, 59).
Les trois premières sont directement adressées à Jésus : « Ils lui dirent alors » (versets 28, 30 et34). Les deux dernières sont les ‘récriminations’ que nous venons d’entendre qui vont allercrescendo jusqu’à la division et au conflit.
La progression montre ce que les frustrations peuvent provoquer entre nous par leur violence, surtout si, comme dit la Lettre de saint Jacques, « vous avez dans le cœur la jalousie amère et l’esprit de rivalité » (Jc 3, 14), attention ! « car la jalousie et les rivalités mènent au désordre et à toutes sortes d’actions malfaisantes » (Jc 3, 16).
La frustration est une pente glissante – elle fait le lit de l’agressivité.
Le danger est que nous criions à l’injustice quand nous n’avons pas les mêmes choses que les autres, quand nous n’obtenons pas ce dont nous avons envie quand bien même nous n’en avons pas besoin. C’est ce que René Girard appelait le désir triangulaire qui fait que mon désir vient d’un autre et n’est pas le mien. Je désire ce qu’un autre possède ou lui-même poursuit.
Tel n’est pas le désir de Dieu, le désir que Dieu a placé dans notre cœur, désir d’aimer et d’être aimé. Aimer Dieu. La plus grande frustration sera de lui avoir préféré d’autres dieux, fussent ceux de l’Olympe, et si c’était cela l’enfer ? La frustration à l’infini ? Quand chacun, à la fin des temps, deviendra ce qu’il a adoré.
« Personne ne peut venir à moi, dit Jésus, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire ».
Puissions-nous entendre cet appel au plus profond de notre cœur, pour ne pas nous tromper de désir, pour moins souffrir de ne pas avoir ce que les autres ont, pour rechercher et poursuivre le vrai but de notre vie. Car moi, dit Jésus, « je le ressusciterai au dernier jour ».
L’objection est un travail de l’intelligence. La contradiction est une défaillance de la volonté. La frustration est l’oubli du but poursuivi.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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