Je poursuis la réflexion que je vous ai proposée pour ce Temps de Pâques sur les fins dernières, ce qui se passe après la mort. Dans l’angoisse qui peut être la nôtre devant le grand Inconnu, il y a la peur de la souffrance, et la crainte du Jugement : « Tous nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu » dit saint Paul (Rm 14, 10). Et il précise ailleurs : « Il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun soit rétribué selon ce qu’il a fait, soit en bien soit en mal, pendant qu’il était dans son corps » (2 Co 5, 10).
L’Eglise distingue ce premier jugement, ce Jugement particulier du Jugement final qui marquera la fin des temps, le retour du Christ dans la Gloire, quand nous ressusciterons tous, pour le bonheur ou pour le malheur et la solitude sans fin.
Aujourd’hui nous considérons ce jugement particulier comme une sorte d’auto-jugement, où le choix que nous ferons, de dire Oui ou Non au Christ, se fera dans la continuité de notre vie : en âme et conscience, avec la lumière de l’Esprit-Saint, et la prière de nos proches et de l’Eglise.
Nous nous demandons souvent pourquoi les disciples n’ont pas reconnu le Ressuscité.
Disons d’abord, parce que c’était l’évangile de dimanche dernier, qu’ils n’avaient pas encore reçu l’Esprit-Saint. Au soir de Pâques, Jésus ressuscité « souffla sur eux et il leur dit : ‘Recevez l’Esprit Saint’ ». Les disciples d’Emmaüs avaient reconnu Jésus à la fraction du pain quand il avait ainsi communiqué l’Esprit-Saint (comme le prêtre à la messe consacre les offrandes et l’assemblée en imposant les mains).
Il faut avoir reçu l’Esprit-Saint pour reconnaître le Christ : « nul ne peut dire Jésus est Seigneur sinon par l’Esprit-Saint » (1 Co 12, 3).
Le Pape saint Grégoire le Grand s’était montré plutôt sévère avec ces disciples qui marchaient vers Emmaüs (dont l’évangile de ce dimanche est la suite immédiate) : « Ils ne croyaient pas ». Ils étaient « intérieurement partagés entre l’amour et le doute ». « Ils ne croyaient pas mais ils parlaient de lui ». Il leur apparaît alors « sous des traits qu’ils ne purent reconnaître » et saint Grégoire explique : « comme ils doutaient de lui, il leur dissimula son vrai visage ». Ce choix de Dieu tenait à leurs doutes. Saint Grégoire a cette parole extraordinaire : « Il leur est apparu au dehors comme il était au-dedans d’eux-mêmes ».
Si notre cœur est dans la confusion, envahi par le doute, la haine ou l’hostilité, nous ne voyons pas Dieu. Et cela explique que certains puissent le refuser au jour de leur mort, le voyant à la mesure de la place qu’ils lui auront faite en leur vie. Voilà ce qu’est le Jugement particulier, au moment de notre mort : nous verrons Dieu comme il aura été présent au dedans de nous-mêmes.
Dieu est présent en nous depuis notre conception. Cette présence intérieure est vraie en toute personne, en tout être humain : elle fonde notre dignité. Elle nous est révélée par la grâce de notre baptême, par le don de l’Esprit-Saint.
Dans l’Ancien Testament, de la présence de Dieu dans le monde, Jacob fait l’expérience en sortant de son sommeil : « Le Seigneur est en ce lieu ! Et moi, je ne le savais pas ! Que ce lieu est redoutable ! C’est vraiment la porte du ciel ! » (Gn 28, 16-17).
Cette présence d’immensité est devenue, grâce au Christ, une présence intérieure, personnelle, présence de grâce, dont saint Augustin a donné le plus beau témoignage : « Tu étais au-dedans de moi, et moi au-dehors de moi-même, et c’est là que je te cherchais … Tu étais avec moi et c’est moi qui n’étais pas avec toi… ».
Dieu nous a créé une âme et le Jugement particulier correspondra à la place que cette âme lui aura accordée en cette vie, à la façon dont elle l’aura reconnu en chacun de ses semblables.
Cela sera mis en pleine lumière, ce qui faisait dire à Léon Bloy que la mort est lumineuse : tout ce qui est caché sera dévoilé. Pas seulement ce que nous aurons fait, et omis, mais pensé et dit : « Tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu en pleine lumière, ce que vous aurez dit à l’oreille dans le fond de la maison sera proclamé sur les toits » (Lc 12, 3).
Ce jugement se fera devant Dieu et tous les saints et bienheureux, puisqu’il portera sur notre relation à Dieu et aux autres.
Bien sûr qu’il est émouvant de voir des personnes entrer dans les églises pour se recueillir, se retrouver au calme. Quelle douleur quand elles disent qu’elles ne veulent venir qu’ainsi, que s’il n’y a personne d’autre.
Qui leur dira que Dieu nous préfère ensemble ? Comme un père ses enfants.
Qui leur dira que Dieu nous voit dans nos relations les uns aux autres, et qu’il nous veut unis à Lui en Jésus-Christ ?
Qui leur dira que la messe est le lieu de cette unité, et qu’elles verront pleinement ce Dieu présent au-dedans d’elles-mêmes quand elles l’auront reconnu par le don de l’Esprit-Saint, comme les disciples à la fraction du pain ?
La question posée par ces récits de résurrection n’est pas pourquoi les disciples n’ont pas reconnu le Ressuscité, mais pourquoi n’avaient-ils pas compris qu’ils étaient déjà guidés par l’Esprit quand ils étaient en marche à sa suite – Par Lui, Avec Lui et En Lui -, vers la Maison du Père ?
Ils n’avaient pas encore reçu l’Esprit-Saint.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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