Ceux d’entre vous qui ont connu le deuil et le drame de la mort d’un être proche savent, dans leur chair, ce qui se passe alors, quand un glaive transperce le cœur : la vie s’arrête. Et quand la douleur, par moments, se fait moins vive, elle revient ensuite par vagues, de façon lancinante : la sensation est celle d’un brouillard, comme si l’on vivait au ralenti.
Voilà qu’après l’enterrement, est répétée à l’envie la même parole absurde comme un mot d’ordre : la vie continue.
La vie continue ? Elle doit reprendre, mais pour beaucoup, elle ne reprendra pas : la vie s’est arrêtée pour tant de parents à la mort d’un enfant, pour tant de femmes ou d’hommes à la mort de leur mari ou de leur épouse. Tous ces visages de ces personnes qui attendent le jour où elles iront le (ou la) retrouver.
Il y a la pression de l’entourage et il y a eu la réaction des amis : ils sont désormais divisés entre ceux qui étaient là, qui sont venus, qui se sont manifestés, et ceux qui n’étaient pas là, qui n’ont rien fait, rien dit, qui ne se sont pas arrêtés. Je vous en supplie : n’attendez pas de connaître cela pour savoir que la première obligation humaine est la ‘condoléance’ – le mot ne s’emploie pas au singulier : la première obligation humaine est la compassion, le témoignage de sympathie à l’occasion d’un deuil.
Je pense aux enfants de cette famille du quartier dont le papa est mort le mois dernier : un des grands soutiens furent les textos des copains, de ceux auxquels ils n’auraient même pas pensé, les messages affectueux, maladroits, tendres, qui font que la vie a du sens. La vie a du sens quand on la vit ensemble, quand on n’est pas chacun dans son coin, mais qu’on est capable de se retrouver, et surtout de s’arrêter auprès de ceux qui pleurent.
Pour nous Catholiques, cette semaine la vie s’arrête. Nous venons d’entendre le récit de la Passion, la mort de Jésus sur la Croix. Nous l’entendrons Vendredi dans l’évangile de saint Jean. Il y aura eu le Chemin de croix, l’après-midi. La veille, nous aurons célébré le signe le plus grand de la Charité, le lavement des pieds, le respect du corps de chacun : nous ne pouvons nous mettre au pied de la croix que de façon cohérente avec le sacré de la vie de chaque personne.
La question n’est plus de savoir si on a fait un bon Carême, si on a mené à leur terme les résolutions que nous avions prises, pour autant que nous en ayons prise … De la même façon qu’au moment de la mort, la question ne se pose plus des relations que nous avions avec le défunt : il s’agit maintenant de faire bloc, un bloc de chair pas de marbre, de se rapprocher des plus meurtris. Le défunt n’est la propriété de personne, et la souffrance est suffisamment forte pour s’épargner des rivalités.
D’où vient-elle, cette souffrance ?
De la sensation d’arrachement, à la mesure de l’attachement, de l’amour qui nous relie.
L’attachement à l’autre, que cet autre soit un membre de ma famille, ou Dieu lui-même, est source de vie et de souffrance : source de vie car c’est lui qui me donne les plus grandes joies, le sens de mon existence, le moteur de mes choix. Source de souffrance, car en m’attachant je reconnais et j’assume mon insuffisance, ma réalité, ma fragilité.
La souffrance dans l’attachement, et dans l’arrachement, tient de notre vulnérabilité autant que de la transcendance de l’autre, sur lequel nous n’avons pas et nous n’aurons jamais de mainmise.
Ce n’est pas le manque d’espérance qui rend la mort si terrible. C’est de ne pas s’être arrêté avant. Pas assez : pas assez arrêté pour goûter l’instant, la présence, la joie de l’être aimé.
Cette semaine nous nous arrêterons pour apprendre à aimer, c’est-à-dire à nous arrêter.
Nous arrêter pour consoler. Nous arrêter pour contempler. Nous arrêter pour écouter. Nous ferons comme le disciple bien-aimé qui, au dernier repas, a posé sa tête contre la poitrine de Jésus et entendu son cœur battre. Son cœur humain s’est arrêté sur la Croix. Son cœur divin l’a ressuscité pour l’éternité.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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