Le 3 décembre, au 1er dimanche de l’Avent, entrera en vigueur la nouvelle traduction du Notre Père. La sixième demande sera désormais : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ». ‘La formule en usage depuis 1966 – « ne nous soumets pas à la tentation » – n’est pas fautive d’un point de vue exégétique mais elle pouvait donner à penser que Dieu pourrait nous soumettre à la tentation, nous éprouver en nous sollicitant au mal. Le sens de la foi nous indique que ce ne peut pas être le sens de cette sixième demande. Ainsi, dans la Lettre de saint Jacques, il est dit clairement que Dieu « ne tente personne » (Jc 1, 13)’ (extrait de la déclaration des évêques belges francophones).
La tentation ne vient pas de Dieu : elle vient du Tentateur. Je vous le disais dimanche dernier à propos de la parole du Christ : « Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, mais bien plutôt la division » (Lc 12, 51). Ce n’est pas lui qui met la division, qui est le fait du Diviseur. Le Christ vient la révéler. Les deux phrases sont comparables : Dieu ne met pas la division pas plus qu’il ne soumet à la tentation. Il les révèle pour que nous y échappions.
La plus grande leçon que je retire de mes homélies est que nous sommes davantage sensibles aux mots qu’aux phrases : nous réagissons sur des mots plus que sur des raisonnements, comme dans nos discussions quotidiennes : un seul mot suffit pour mettre le feu aux poudres. Combien de fois ai-je eu la surprise d’entendre des personnes me reprocher le contraire de ce que j’avais dit : elles avaient buté sur un mot sorti – on dit ‘de son contexte’, en réalité de sa phrase. Il y a des mots croche-pieds, des détonateurs qui font exploser une charge émotive, qui brouillent le dialogue. Vous voulez des exemples ? Typiquement : Avortement. Sacrifice. Paternité.
Quand nous prions le Notre Père, nous accrochons mentalement sept mots-clés : ton Nom, ton Règne, ta Volonté. Puis : Pain, Pardon, Tentation, Mal. Les phrases dans lesquelles ces mots sont placés viennent habiller le texte, nourrir notre pensée, en les reliant les uns aux autres : la précédente version du Notre Père avait l’avantage de relier le Tentateur et le Malin en passant de « ne nous soumets pas » à « délivre-nous ». C’est le sujet de l’évangile de ce dimanche : ne nous soumets pas les uns aux autres car c’est contraire à notre liberté.
Mon Père ! Oh ! Je ne sais plus maintenant comment on doit vous appeler ! Monsieur l’abbé ? Mais abbé vient de : Abba, Père. Monsieur le Curé ? Monsieur le Prêtre ? Cher Christian ? Tous les prêtres devraient s’appeler Christian.
Bref, si c’est contraire à notre liberté, pourquoi saint Paul dit-il : « Frères, par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres » (Eph 5, 21) ? Devons-nous être soumis les uns aux autres (saint Paul nous exhorte à avoir « assez d’humilité pour considérer les autres supérieurs à nous-mêmes », Ph 2, 3), ou ne pas leur être soumis, au nom de la liberté des enfants de Dieu ?
Les deux ne sont pas contradictoires : la soumission dont parle saint Paul est une soumission respectueuse et réciproque (par définition : le respect est réciproque), notamment dans ce fameux passage de la Lettre aux Ephésiens, des femmes à leur mari et des maris à leur femme : vous les hommes aimez votre femme comme le Christ a aimé l’Eglise : jusqu’à la mort. Il s’est livré pour elle.
Nos relations mutuelles, l’égalité entre nous, de l’homme et de la femme, des parents et des enfants, des professeurs et des élèves, des prêtres et des laïcs, sont des relations de soumission réciproque comme au Seigneur Jésus. Lui qui était de condition divine, Lui qui est Dieu, n’a pas retenu jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il a pris la condition de serviteur, servus, esclave. Le Christ n’a pas dit à ceux qui l’appelaient Maître et Seigneur : ‘tu peux m’appeler Jésus’. Il s’est levé et il est allé laver les pieds de ses disciples. Pierre s’est récrié : Seigneur, en agissant ainsi, vous abîmez la dignité de votre fonction ! Un Seigneur ne devrait pas faire ça.
Le dimanche de mon arrivée dans cette paroisse, le matin avant la messe, j’ai pris un balai pour enlever les feuilles mortes devant l’église, et des paroissiens qui passaient m’ont dit : ‘ce n’est pas à vous de faire ça !’ Quand Jésus dit : Ne vous faites pas appeler Père, Maître, ou Rabbi, cela veut dire : ne considérez aucun service comme indigne de vous.
Nous avons beaucoup à apprendre de saint Joseph. Nous avons, nous, hommes ‘masculins’, à lui demander dans la prière comment il se comportait à la maison, avec Marie, avec Jésus bébé, pour les repas, le ménage. Sa sainteté lui permettait-elle de s’affranchir des préjugés et du sexisme en vigueur ? Ne pensez-vous pas que si la Tradition en a fait le ‘patron de la bonne mort’, c’est en raison de la façon dont il faisait mourir son orgueil dans les petites tâches quotidiennes ?
Dans une formule célèbre, saint Augustin disait : « Pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien ». Je peux dire moi aussi : « pour vous je suis prêtre » chaque fois que je célèbre les sacrements de l’Eglise, que je commente l’Ecriture, quand j’agis « pour vous » en revêtant de façon visible ces vêtements liturgiques, pour signifier que j’agis in persona Christi capitis, au nom de la charge qui m’est confiée et vous pouvez m’appeler Père, mon Père, mon Prêtre, monsieur le Curé, peu importe, mais quand vous me retrouvez au supermarché pour faire les courses, « avec vous je suis chrétien ».
Saint Augustin avait entendu la mise en garde du Christ : « Pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien : le premier titre est celui d’une charge assumée, le second celui de la grâce ; le premier signale le danger, le second indique le salut » (Sermon 340). Le salut est clair. Mais le danger ? Quel est-il, sinon la tentation de s’approprier le pouvoir qui nous est confié et nous dépasse. Augustin suppliait ses interlocuteurs de prier pour lui : « Que vos prières me viennent en aide, afin que Celui qui a daigné me conférer ce fardeau daigne le porter avec moi. Si je suis effrayé par ce que je suis pour vous, je suis rassuré par ce que je suis avec vous. En effet, pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien ».
Oui, je suis rassuré par ce que je suis avec vous : nous sommes ensemble à l’écoute du Christ, pour lui, avec lui et en lui. Le pape saint Grégoire le Grand, étonné des paroles qui sortaient de sa propre bouche, disait : ‘avec vous, j’entends ce que je dis’. Il reconnaissait que ce qu’il disait venait du Saint-Esprit présent en ceux à qui il s’adressait. La Parole de Dieu est vraie en ce qu’elle parle au cœur de chacun d’entre nous pour nous unir à Lui. Le rôle de la Vérité est de faire l’Unité. La grande tentation est celle de la division.
Pour vous, je suis devenu prêtre de Jésus Christ mort et ressuscité pour « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (cf. Jn 11, 52). Avec vous, ensemble, soyons à l’écoute de sa Parole en cherchant cette unité dans nos vies. L’unité entre nous passe par l’unité en nous, dans notre cœur, avec le Seigneur. L’unité intérieure, par amour du Seigneur.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
Vous avez la possibilité de recevoir les homélies du Père Lancrey-Javal en remplissant ce formulaire