Est-il possible de parler raisonnablement du Diable ? Est-ce un sujet réservé aux arriérés ou aux fanatiques ? Aux adeptes de la pensée magique, dont l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl disait dans son livre de 1922 sur la « mentalité primitive » qu’elle est à la fois prélogique, car le primitif est insensible à la contradiction et à l’impossible, prélogique et mystique, car le primitif est également convaincu de l’existence d’un monde invisible peuplé d’esprits et de puissances surnaturelles, d’êtres « semblables à ceux dont parlent les mythes et les légendes ».
Deux choses sont intéressantes dans les travaux de Lucien Lévy-Bruhl. D’abord, il s’est rétracté à la fin de sa vie, regrettant ce qu’il avait écrit : « il n’y a pas une mentalité primitive qui se distingue de l’autre par deux caractères qui lui sont propres (mystique et prélogique). Il y a une mentalité mystique plus marquée et plus facilement observable chez les ‘primitifs’ que dans nos sociétés, mais présente dans tout esprit humain ».
Deuxièmement ses travaux portaient principalement sur l’étude des peuples sans écriture, auxquels il est aisé d’attribuer n’importe quoi et difficile de le vérifier. Dans sa rétractation, Lucien Lévy-Bruhl s’est excusé de ses préjugés racistes. Cela concerne le monde et la société dans laquelle nous vivons : il y a ceci de magnifique que les plus vives critiques adressées à la religion viennent de personnes faussement savantes et finalement incultes. Plus une personne est cultivée, plus elle est respectueuse de la religion, et de la foi chrétienne. Se faire traiter d’arriérés par des ignares, et d’obscurantistes par des idéologues, est notre lot quotidien.
La foi et la raison « sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité », et d’échapper à la lourdeur de l’ignorance.
Voyez dans ce récit des tentations la place de l’Ecriture. C’est là que, dès la première attaque, la première tentation, Jésus ramène Satan : L’homme ne vit pas que de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Malheur au diable qui se risque alors à citer l’Ecriture, car la Bible n’a pas de valeur sans l’Esprit qui la fait vivre : elle est l’image de notre corps, s’instrumentalise de la même façon. Le diable se rabat sur l’histoire, emmenant Jésus sur une très haute montagne, pour singer Dieu avec Moïse, proposant à Jésus la loi du succès.
Les réponses de Jésus à Satan sont des phrases que Jésus enfant a entendues dans la bouche de sa maman, des paroles que les parents doivent enseigner aux enfants, que Marie disait aux enfants du village qui venaient prendre un repas chez eux et voulaient manger sans avoir béni Dieu. Marie disait : « Attendez les enfants : l’homme ne vit pas que de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».
Plus tard, quand Jésus lui racontait les bêtises que faisaient les garçons de son âge, les défis qu’ils se lançaient entre eux, Marie disait : Il n’est pas bon de tenter Dieu.
Plus tard encore, quand ses camarades rêvaient d’argent et de réussite, au point que certains allaient sacrifier aux idoles pour se faire bien voir de l’occupant romain, chez Marie et Joseph on choisissait de rester pauvres et fidèles : tu adoreras le Seigneur ton Dieu, devant lui seul tu te prosterneras.
Ces paroles, entendues à la maison, Jésus les retrouvaient avec les autres familles à la synagogue le jour du sabbat : elles assuraient le ciment de la communauté et le sens de l’histoire. Il en voyait les fruits et il en constatait les défaillances, l’insuffisance de la Loi. Le peuple avait tout pour être saint, au moins sur le papier, et il ne l’était pas.
Que lui manquait-il ?
Que manquait-il au peuple juif que Jésus est venu lui donner, et par le peuple juif, à toute l’humanité ? Quelle est cette force qui lui a permis, comme nous le lisons chaque année au début du carême, de vaincre les tentations, de rester fidèle et droit ? Et de pouvoir ensuite triompher de la mort, après avoir, pendant les trois ans de sa vie publique, chassé les esprits, guéri les maladies, lui le fils de Marie, puisque c’est elle que la Tradition représente foulant le serpent à ses pieds, écrasant la tête de Satan ?
Quelle était la force qui manquait aux hommes avant la venue du Christ, et qui est révélée dans cette scène des tentations ?
Quelle est cette force qui émanait de Jésus, qui fera l’émerveillement de ses auditeurs quand il enseignera dans les synagogues, qui fera que les esprits mauvais et même le vent et la mer lui obéissent ?
Est-ce parce qu’il est Dieu que Jésus a cette force ? Oui et non.
Oui, cette force est le signe de sa divinité : c’est parce qu’il est vrai Dieu et vrai homme, que Jésus a cette puissance – saint Paul dit même qu’il est puissance de Dieu, tout en étant parfaitement homme, pleurant à la mort de Lazare, pleurant devant le refus de l’accueillir de Jérusalem, pris d’angoisse devant la mort, et de colère devant le manque de compassion un jour qu’il demandait s’il était autorisé de faire une guérison un jour de sabbat.
En vérité, ce n’est pas parce qu’il est Dieu mais parce qu’il est Fils de Dieu : la force de Jésus vient de l’amour de son Père. Il n’y a pas d’autre force efficace, viable, pérenne dans la vie. C’est la force que nous recevons au baptême, quand la force du Christ est invoquée sur nous, et que nous recevons l’adoption filiale, la grâce du baptême.
La force de Jésus vient de l’amour de son Père. Et la force du Père vient de l’amour de son Fils. Il y a un seul passage dans l’évangile (de saint Jean) où Jésus dit : j’aime mon Père (alors qu’à diverses reprises il dit que son Père l’aime et a tout remis entre ses mains), mais il n’a pas besoin de le dire davantage parce qu’il le montre de façon parfaite en accomplissant sa mission de Salut, de révélation de l’amour, en donnant sa vie. La force de Jésus vient de l’amour de son Père.
Les Apôtres ne s’y sont pas trompés, en annonçant sa Résurrection, c’est le premier discours de Pierre au jour de la Pentecôte : « Dieu l’a ressuscité » (Ac 2, 24. 32). Il ne s’est pas ressuscité lui-même : Dieu l’a ressuscité parce que c’est la puissance de l’amour, la force de la vie plus forte que la mort, plus forte que le péché, plus forte que nos faiblesses. Notre époque cite volontiers la phrase de Nietzsche, suivant laquelle « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ». Mais ce ne sont pas les épreuves qui nous fortifient, quelle idée ! C’est l’amour. C’est l’amour qui rend fort, qui structure, qui permet d’affronter les tentations, et de traverser les épreuves.
J’aime mon Père, dit Jésus. J’aime Dieu. Même si enfant, vous n’avez pas reçu de vos parents les paroles de vie, vous avez en vous, en Jésus, la force du Salut. Jésus, sauve-moi !
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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