Je connais des familles, on pourrait dire aussi des couples ou des groupes d’amis, où chacun le soir raconte sa journée, ce qu’il a fait, qui il a vu, et je connais des familles au contraire où surtout pas, on n’importune pas les autres avec ses affaires, et quand on se retrouve le soir on parle de tout sauf de son travail. Laquelle de ces deux types de famille est la plus chrétienne ? Dans un cas comme dans l’autre, là où on écoute celui qui parle, on ouvre ses oreilles et son cœur, où on partage et on se nourrit mutuellement de ses découvertes et de ses rencontres quelles qu’elles soient.
Je connais des familles où chacun met ses biens, connaissances et relations au service des autres, où tout ce qui est à moi est à toi, si ça te plaît tu le prends, va voir un tel de ma part il t’aidera, et je connais des familles où au contraire surtout pas, où on répartit tous les frais, où les parents font payer les loyers aux enfants, où il n’est pas question d’avantages, de faveurs ni de passe-droits. Mon parrain qui occupait un haut poste d’un grand organisme n’a jamais voulu faire quoi que ce soit pour ses enfants, pas même les aider à trouver un stage ou un emploi. Il se gardait de tout ce qui aurait pu ressembler à du népotisme. Laquelle de ces deux types d’attitude est la plus chrétienne : la clanique ou la rigoriste ? Celle qui donne la priorité à la famille ou celle qui donne la priorité à la justice ?
Le Christ réconcilie les deux, et il nous demande de tenir les deux, c’est l’équilibre chrétien par excellence, de faire de la famille le lieu d’apprentissage et de rayonnement de la justice, sociale et divine. Entrer dans la famille des enfants de Dieu implique de sortir de la débauche, ou bien comme Judas s’enfoncer dans la nuit.
Parmi mes amis, prêtres, médecins, avocats, informaticiens, plombiers, je sais à qui je peux demander un service, une faveur, et ceux à qui il ne faut rien demander pour ne pas les choquer : ils verraient cela comme un abus, une tentative de corruption affective. Ils séparent leurs responsabilités de leurs amitiés. Ils estiment qu’il faut faire la queue, attendre son tour, suivre les procédures. Ah les procédures !
De quel côté Jésus aurait-il été ? Il a pris ses distances avec sa famille : étaient pour lui un frère, une sœur, une mère, ceux qui écoutent sa parole et la mettent en pratique. Il a pourtant privilégié ses relations avec ses amis. Quand il apprend que son ami Lazare est malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. Puis, après cela, il dit aux disciples : Revenons en Judée. Les disciples lui dirent : Rabbi, tout récemment, les Juifs, là-bas, cherchaient à te lapider, et tu y retournes ? (Jn 11, 6-8). Il part néanmoins, le ramener à la vie, malgré le danger, il donne sa vie pour ses amis.
Son Ascension au Ciel s’accompagne de la promesse à ses disciples de les aider, les secourir et les protéger, et l’évangile de dimanche prochain (qui forme un tout avec cette fête de l’Ascension) est sa grande prière sacerdotale où il intercède pour eux : Père, je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés. Le bienheureux cardinal Newman disait de l’intercession qu’elle est la prière caractéristique des Chrétiens : nous prions pour les autres, nous intercédons pour eux, et il est naturel de le faire aussi dans la vie civile, d’intervenir pour eux quand on le peut comme auprès de Dieu.
Nous constituerons de véritables communautés paroissiales et fraternelles le jour où nous serons capables de mutualiser nos forces et nos talents les uns au service des autres. Pas seulement de prier, mais d’intervenir, de s’engager personnellement et concrètement.
J’entends certains grommeler que le Christianisme n’est pas du copinage. Le risque est que ces faveurs tournent en circuit fermé, soient réservées à ceux qui sont capables de renvoyer l’ascenseur, et, pire, soient contraires au Droit. Le danger est que nos relations en soient affectées, deviennent trop intéressées, que l’on vienne à l’Eglise autant pour la récompense de la vie éternelle que pour un profit de vie matérielle.
Si j’aborde le sujet, c’est qu’il faut que nous nous posions la question : avec quelle humanité le Christ est-il monté au Ciel ?
Ce n’est pas avec le corps physique que nous connaissons mais avec un corps glorifié, et il y est entré également, excusez-moi l’expression, avec son réseau de relations, comme dit la prière eucharistique : « avec la Vierge Marie, la bienheureuse Mère de Dieu, avec les Apôtres et les saints de tous les temps qui ont vécu dans (son) amitié », et nous-mêmes aurons part à la vie éternelle, nous entrerons au Paradis en proportion du lien qui nous unit au Christ Jésus et à ses amis. L’humanité qui entre au Ciel par le Christ, par Lui, avec Lui et en Lui, n’est pas toute l’humanité de l’histoire, malheureusement, mais seulement ses amis : les amis de Jésus. On peut dire aussi ses serviteurs en pensant à la parabole des invités à la noce où « le royaume des Cieux est comparable à un roi qui célébra les noces de son fils : il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités, mais ceux-ci ne voulaient pas venir » (Mt 22, 3). Nous éprouvons la même tristesse en pensant aux membres de nos familles, nos amis qui ne veulent pas venir.
« Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis » (Jn 15, 15) : nous sommes ses amis si nous aimons ceux qui sont auprès de Lui, si nous vénérons et recevons pour Mère la Vierge Marie, l’apôtre Pierre comme le chef de son Eglise, et les saints de tous les temps comme autant de guides et de frères aînés.
Je vous appelle mes amis. Pourquoi le Christ n’a-t-il pas dit : je vous appelle mes frères ? Saint Paul dit qu’il est l’aîné d’une multitude de frères. Parce qu’on peut être frères sans être amis, toute la Bible le rappelle depuis Caïn jusqu’à – aujourd’hui. Parce que dans la vie le point d’arrivée est plus important que le point de départ : l’amitié est le but, tandis que la fraternité est l’origine, et l’amitié véritable est divine, de la justice et de la paix. Il n’y aura aucun débauché ni corrompu au Paradis.
On parle beaucoup d’un entre-soi qui menacerait l’Eglise. C’est un entre-soi de surface, en temps passé, qui fond comme neige au soleil au moment des épreuves, qui n’a ni la profondeur ni la chaleur de l’amitié, si j’en juge par le nombre de chrétiens qui viennent me voir abandonnés, laissés seuls quand ils connaissent la maladie, le divorce, le chômage. C’est un entre-soi du chacun pour soi. La parabole de l’intendant malhonnête dont le maître fit l’éloge n’a pas perdu son actualité : « les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière » (Lc 16, 8). Bien sûr qu’il existe des œuvres et des engagements, qui restent très insuffisants. Je rêve d’avoir ici, à l’image du Club Emploi Cadres pour les chômeurs, un Accueil Logement pour ceux qui cherchent à se loger : c’est bien d’avoir une demeure dans les Cieux, et nécessaire sur terre d’avoir un toit. Les disciples retournèrent à Jérusalem, en grande joie ; ils savaient où aller et où loger.
Que cette fête de l’Ascension nous invite à faire comme les disciples : à tourner nos regards vers les réalités d’en-haut (Col 3, 1-4) sans être sourds aux appels de nos frères. Le Pape a une belle expression : ne pas regarder nos frères de haut en bas. Regarder vers le Ciel et écouter nos frères : au Ciel comme sur terre, les amis de Jésus sont nos amis.
Tu renouvelles, comme l’aigle, ta jeunesse : l’amour garde toujours jeune.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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