Il y a trois souffrances, toutes relatives, appelons-les des désagréments qui sont inhérents à la condition humaine, qui nous accompagnent toute notre vie, et qui sont même le signe que nous sommes toujours en vie : ce sont nos contradictions, nos frustrations et nos objections.
Les contradictions font la richesse d’une personnalité : la grandeur d’une personne est dans ses contradictions, dans la façon dont elle essaye d’y mettre un peu d’ordre, d’en sortir par le haut, sans se laisser submerger ni vouloir non plus endiguer ce flux de vie. S’il y a une leçon que je retire de tous les enterrements que je célèbre, de ces défunts dont je côtoie l’âme intimement pendant quelques jours, de ce que me disent leurs proches de leurs qualités et de leurs limites, c’est bien ce mélange de voix qui s’opposent : oui, le jour où nous n’avons plus de contradictions, c’est qu’on est mort.
On peut dire la même chose de nos frustrations et de nos objections (j’entends par là nos interrogations les plus profondes) : le jour où nous n’avons plus de frustrations, le jour où nous n’avons plus d’objections, c’est qu’on est mort.
En réalité, l’ordre chronologique d’apparition dans la vie est le suivant : d’abord les frustrations, dès l’enfance. L’enfant apprend à son corps défendant que tous les désirs ne sont pas faits pour être satisfaits ; il découvre que la frustration est le chemin obligatoire de sa croissance et de sa construction, intérieure et extérieure, de son intégration sociale. Le chemin d’apprentissage de l’effort et d’adaptation aux contraintes extérieures.
Les objections correspondent ensuite au bouleversement de l’adolescence, quand la raison bute sur l’absurdité du monde et qu’il faut abandonner l’émerveillement de l’enfance pour entrer dans la raison critique. Les contradictions de l’adulte sont à la convergence des deux, leur résultante, et elles dessinent pour chacun des lignes de fond.
Evidemment les trois s’entremêlent, et il est bien difficile de les dissocier. L’évangile que l’on vient d’entendre, la réaction de Pierre à l’annonce par Jésus de sa Passion, en parfaite contradiction de sa profession de foi de dimanche dernier, en est un bon exemple, où ce qui aurait dû se manifester comme une objection (‘Pourquoi, Seigneur, faut-il que cela arrive ?’) cherche à anticiper sa frustration, suscitant de la part de Jésus cette apostrophe redoutable : « Passe derrière moi, Satan ! ».
Il faut comprendre pourquoi.
A la différence de nos contradictions, toutes intérieures, nos objections expriment tout haut le travail de l’intelligence : elles se déploient à partir de l’âge de raison, et les croyants devraient en être plutôt fiers, en tout cas ne pas s’en inquiéter et ne pas les confondre avec des doutes. Nos objections sont le signe que notre foi est vivante. Une amie très âgée me disait qu’elle croyait en Dieu mais elle avait du mal à croire que l’hostie est le Corps du Christ. Elle constatait que depuis qu’elle ne pouvait plus aller à la messe, ne pouvant plus marcher, elle avait de plus en plus de mal avec l’Eucharistie. Expliquez cela à vos adolescents qui ne veulent plus aller à la messe : moins vous participez, moins vous comprenez. Loin des yeux, loin du cœur.
Je l’ai rassurée. Moi aussi, il m’arrive de demander au Seigneur, au moment de l’élévation : ‘Est-ce bien toi ?’. Heureusement ! Le jour où nous ne posons plus de questions, notre foi est morte. Nos objections sont dans le même rapport à la foi que nos frustrations à l’espérance. Et, vous l’avez deviné, nos contradictions à la charité : il y a le bien que nous voudrions faire, et que nous ne faisons pas.
Des trois, ce sont les frustrations qui ont la plus mauvaise réputation. On les considère avec mépris et c’est injuste. De même que nous devrions être fiers de nos objections, qui sont le signe que notre foi est vivante, en recherche, de même nous devrions être fiers de nos frustrations : elles sont le signe que nous ne sommes pas les esclaves de nos pulsions ni de nos désirs. Elles sont le signe de notre Espérance, du sens que nous donnons au temps.
La frustration vient de ne pouvoir assouvir immédiatement un désir. Remettre un plaisir à plus tard. Non qu’il soit forcément mauvais : il n’est pas opportun. Pas maintenant. On en a une expression forte dans l’évangile au matin de Pâques quand Jésus dit à Marie-Madeleine : ne me touche pas ou ne me retiens pas, Noli me tangere, et il explique : je ne suis pas encore monté vers mon Père et votre Père. Pas maintenant, pas encore. Huit jours plus tard, il dit à Thomas : avance ta main et touche mon côté. Où est la contradiction ? En apparence seulement, car l’amour donne à chacun ce dont il a besoin.
Nos contradictions résultent de frustrations non assumées et d’objections non formulées : nous voulons suivre Dieu sans passer par le chemin de tout le monde. Nous voulons suivre Dieu en décidant par nous-mêmes comment faire. Nous voulons nous mettre à son service sans avoir à l’écouter ni obéir à ses commandements.
Lorsque Jésus dit à Pierre : « tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » il cite le prophète Isaïe, dans un passage que nous entendrons à la fin du mois (24 septembre) : « Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver. Invoquez-le tant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme pervers, ses pensées ! Qu’il revienne vers le Seigneur, qui aura pitié de lui, vers notre Dieu, qui est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes chemins ne sont pas vos chemins, déclare le Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus des vôtres, et mes pensées, au-dessus de vos pensées » (Is 55, 6-9).
Jésus, vrai homme et vrai Dieu, est le seul en qui ces limites de notre condition humaine marquée par le péché n’ont eu aucune prise. Il a connu comme tout enfant la frustration, par son obéissance à ses parents : il leur était soumis, par grâce, qui l’a conduit plus tard à une parfaite harmonie de ses désirs. Il a crié vers son Père aux heures les plus sombres sans que cela l’empêche d’en accepter le prix : « Dirais-je : Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est pour cela que je suis venu. Père, glorifie ton nom ! » (Jn 12, 27). Il n’y a jamais eu en lui la moindre contradiction : aucune cacophonie intérieure chez Celui qui était le Verbe de Dieu, qui fut entièrement donné à sa mission. Aucune contradiction, totale union, parfaite consécration.
Nous avions mardi dernier, avec le martyre de Jean-Baptiste, le modèle inverse en la personne du roi Hérode, le type de la contradiction prête à basculer : « Hérode savait que Jean était un homme juste et saint et il le protégeait ; quand il l’avait entendu, il était très embarrassé ; cependant il l’écoutait avec plaisir » (Mc 6, 20).
Et nous, cette semaine, allons-nous enfermer la voix de la vérité ?
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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