« Seigneur, est-ce pour nous que tu dis cette parabole ou bien pour tout le monde ? »
Cette question de l’Apôtre Pierre (Lc 12, 41) pourrait être la nôtre sur la Vigne et les Sarments : ces sarments désignent-ils les Chrétiens, baptisés dans le Christ, ou bien tout le monde, toute personne, tout être humain a-t-il par sa naissance, sa conception, un lien vital au Christ ?
La réponse est que « cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère de Pâques » (Constitution Gaudium et Spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps, n. 22).
« Telle est la grandeur du mystère de l’homme, que la Révélation chrétienne fait briller aux yeux des croyants, pour qu’ils portent cette lumière dans le monde. C’est par le Christ et dans le Christ que s’éclaire l’énigme de la douleur et de la mort qui, hors de son Evangile, nous écrase. Le Christ est ressuscité : par sa mort, Il a vaincu la mort, et Il nous a donné la vie en abondance pour que, devenus fils dans le Fils, nous proclamions dans l’Esprit : Abba, Père ! »
Les bons sarments doivent souffrir, être taillés, coupés, émondés, purifiés : Aïe ! Ouille ! pour devenir meilleurs.
Les sarments qui ne portent pas de fruit seront enlevés.
Les sarments secs, à terre, seront ramassés et brûlés.
L’image est redoutable, qui fait dépendre notre entrée dans la vie éternelle du travail en nous de la grâce de Dieu. C’est par grâce que l’homme est sauvé, qu’il échappe à la mort, non pas la mort physique mais la vraie mort, la mort spirituelle, la séparation d’avec Dieu.
En ce dimanche de pont du 1er mai, fête du travail, je voudrais réfléchir avec vous sur ce que nous ferons dans l’éternité : « Est-ce qu’on travaillera dans la vie éternelle ? » La vigne est un symbole du travail : il y a peu d’activités qui demandent autant d’attentions. Le travail de la vigne demande beaucoup de travail, et le fruit de la vigne, le raisin doit être méticuleusement travaillé pour donner du (bon) vin. Le pain et le vin de la messe sont deux symboles du travail et de transformation profonde (par différence par exemple avec le lait et le miel).
Les Apôtres qui ont suivi Jésus ont laissé leur famille et leur travail. Ils ont vécu avec lui une période de formation, de trois ans, à l’issue de laquelle ils ont été envoyés en mission, et ont poursuivi le travail d’évangélisation. Ils sont tous (sauf un) morts martyrs. Et après, dans la vie éternelle ? Ils espéraient être récompensés, ‘siéger dans la gloire’, qu’ils imaginaient sans doute comme une royauté terrestre, avec beaucoup de gens à leurs pieds et leur service. Le dernier repas avec le lavement des pieds avait été un grand choc, et je vous disais dans mon homélie du Jeudi saint que le plus grand changement de la vie éternelle sera la disparition du service et des relations de domination : plus de grands ni de petits, nous serons à égalité comme les sarments dans la vigne.
Mais alors, est-ce qu’on travaillera, oui ou non, dans la vie éternelle ?
Lorsque Jésus dit : « Travaillez, non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » (Jn 6, 27), s’agit-il un travail qui s’arrête à la mort, ou qui au contraire se poursuit ensuite ?
Nous croyons de la vie éternelle qu’elle est marquée par une continuité fondamentale (de tout ce qui est de l’ordre de l’amour), et un changement radical (par la vision de Dieu : nous le verrons tel qu’il est).
Qu’est-ce qui primera ? La continuité, et donc le travail, ou le changement, et donc le repos ?
S’interroger sur l’existence du travail dans la vie éternelle revient à s’interroger sur la place de la Création dans la vie éternelle : est-ce que la Création toute entière ‘ressuscitera’ ?
L’Eglise n’a jamais tranché, le Christ ayant annoncé que le Ciel et la terre passeront (plus exactement : « Avant que le ciel et la terre disparaissent, pas un seul iota, pas un seul trait ne disparaîtra de la Loi jusqu’à ce que tout se réalise » Mt 5, 18), tandis qu’il n’existe qu’un seul texte sur la Résurrection de la Création, au chapitre 8 de la Lettre aux Romains, où saint Paul dit que la Création tout entière gémit comme par un travail d’enfantement : elle attend avec impatience la révélation des fils de Dieu, gardant « l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu » (Rm 8, 21).
Pourquoi associer le travail à la Création ? Mais parce que Dieu nous a créés pour participer à son œuvre, pour que l’homme poursuive par son travail l’œuvre de la Création : dans l’ordre de la Création, le travail passe en premier (y compris avant la famille).
L’expérience pénible, laborieuse, que nous faisons du travail est marquée par le péché, par des relations de domination, de convoitise et de jalousie, en un mot par le combat spirituel. Dans sa dernière exhortation, le Pape en donne une synthèse admirable : « Il ne s’agit pas seulement d’un combat contre le monde et la mentalité mondaine qui nous trompe, nous abrutit et fait de nous des médiocres dépourvus d’engagement et sans joie. Il ne se réduit pas non plus à une lutte contre sa propre fragilité et contre ses propres inclinations (chacun a la sienne : la paresse, la luxure, l’envie, la jalousie, entre autres). C’est aussi une lutte permanente contre le diable qui est le prince du mal » (Gaudete et exsultate, n. 159).
Appliquée à la vigne, cela ne consiste pas seulement à triompher des intempéries ou des maladies de la vigne ; il ne s’agit pas seulement de lutter contre la paresse ou la fatigue. La vigne est menacée par l’ennemi qui sème de l’ivraie dans le champ de blé. Au Ciel, ce combat cessera. Le Christ en a fait la promesse quand il a vu ses disciples surmonter les obstacles du Malin en annonçant l’évangile : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair » (Lc 10, 18).
« Seigneur, est-ce seulement pour la vie terrestre que tu dis cette parabole de la vigne et des sarments, ou bien est-ce aussi pour la vie future avec toi ? »
Pour une fois, je n’ai pas de réponse à vous donner. Heureusement que nous n’avons pas réponse à tout ! « Lorsque quelqu’un a réponse à toutes les questions, cela montre qu’il n’est pas sur un chemin sain, et il est possible qu’il soit un faux prophète utilisant la religion à son propre bénéfice. Dieu nous dépasse infiniment, il est toujours une surprise … Celui qui veut que tout soit clair prétend dominer la transcendance de Dieu » (Gaudete et exsultate, n. 41).
Il est fou celui qui prétend dominer la transcendance de Dieu. Dominer Dieu ! Renoncer à dominer, et adorer Dieu est peut-être le premier signe que la grâce est à l’œuvre en nous. C’est le plus beau travail qui soit : le travail de la grâce.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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