J’ai appris à prier très tard dans ma vie. Et très tôt dans mes journées. J’ai commencé très tard et très lentement, très progressivement : je me souviens de ma joie quand j’ai réussi à prier dix minutes ! Puis, longtemps après, une demi-heure. Aujourd’hui encore je regarde avec admiration les personnes qui y restent plusieurs heures d’affilée. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’est la vie intérieure. J’avais et j’ai toujours eu le sentiment d’une présence divine dans le monde : le sentiment et même la certitude que Quelqu’un était là, et me regardait. J’avais l’idée et je faisais par moments l’expérience de la transcendance de Dieu. C’est très progressivement que j’ai découvert ou accepté que cette présence ne soit pas seulement extérieure, céleste, mais aussi en moi.
Je prie maintenant très tôt le matin. Chaque matin, de chaque jour que Dieu fait, quand j’ai l’esprit frais, pas trop chahuté par les informations ou sollicitations de la journée. Je m’installe face au Christ, à un crucifix, dans ma chambre, en faisant très attention aux tous débuts de cette rencontre : les premiers instants sont déterminants.
Le signe de la croix ouvre mon cœur. Il est ma façon de me prosterner, de me rendre présent, disponible : me voici, Seigneur. Je récite une prière à l’Esprit saint, une traduction libre du Veni Creator : « Viens Esprit Créateur, nous t’en supplions, viens nous visiter, que descende ta grâce en nos âmes, combles-en ceux que tu as créés ».
Je me reconnais ainsi fils de la Création et fils de la Tradition, de l’Eglise, dans l’Eglise. Je sais que je suis soutenu, accompagné par les Saints et les Saintes dont j’ai entendu parler avant de lire les livres, qui n’avaient souvent pas plus de raisons que moi de prier. Qui n’avaient comme moi pas d’autres raisons de prier que Jésus crucifié et Jésus ressuscité.
Chaque fois que je prie, je prends un texte d’évangile, du dimanche, d’un autre dimanche, du jour, me souvenant de la phrase du psaume : « Au matin tu écoutes ma voix ». C’est dans le bréviaire le psaume de la prière du lundi matin, et le bréviaire le fait précéder d’une citation de saint Augustin : « ‘Au matin tu m’écoutes’, s’entend de la résurrection du Christ ».
C’est ma façon de faire : ce n’est pas normatif ! L’évangile me garantit que la voix que j’écoute est celle du Christ. Il est la Parole de Dieu par excellence, de la même façon que le Saint Sacrement est la ‘présence réelle’. Dieu est présent de bien des manières ; Dieu nous parle de bien des façons : l’évangile est sa parole réelle.
Je peux prier chaque jour et tous les jours parce que je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne sais pas ce que Dieu va me dire. Je ne sais pas ce que je vais entendre, ni même si je vais entendre quoi que ce soit. J’ai appris, depuis le temps, à donner au silence toutes sortes de qualificatifs : un silence sec, plat, dépouillé ; un silence confus, dispersé, débattu ; un silence chaud, rassurant, ému …
Dans l’oraison, la prière silencieuse, je parle très peu. Il y a d’autres temps où je parle davantage et où nous parlons tous ensemble au Seigneur : à la messe, à l’office du bréviaire, la prière des psaumes. Même dans le chapelet ou l’adoration, je peux parler au Seigneur de ceux que j’aime, comme lui dans l’évangile de ce dimanche parle à son Père de ceux que le Père lui a confiés.
La différence avec lui, c’est que je ne crois pas qu’il m’exauce toujours (« Je sais que tu m’exauces toujours » dit-il au moment de la résurrection de Lazare). Mais ça ne me gêne pas. Je ne vais pas voir le Seigneur pour ce qu’il peut faire pour moi, pour les autres, pour ceux qui me tiennent à cœur, ou pour le monde. Je vais à lui parce qu’il EST. Et il n’y a qu’auprès de Lui (par Lui avec Lui et en Lui) que j’ai la certitude et la joie d’exister. Ma joie de vivre, d’être, vient de Lui. Il est la vie de ma vie.
C’est ainsi que je comprends la parole de Jésus : que le Père est en lui et qu’il est dans le Père. Il le disait à Philippe (dans l’évangile il y a deux dimanches) : « Tu ne crois donc pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ! Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; le Père qui demeure en moi fait ses propres œuvres. Croyez-moi : je suis dans le Père, et le Père est en moi ».
Je ne sais pas si je pourrai un jour dire que le Père est en moi. Ou plutôt je ne peux le dire que parce que le Christ et l’Esprit sont à ce point présents que je sais, de foi absolue, que la Trinité sainte, Dieu lui-même, et donc le Père est présent, en moi. C’est ce que je vis (j’expérimente) souvent de manière confuse et que je voudrais vivre plus clairement quand je communie.
Ma prière personnelle, intérieure et silencieuse, dans l’oraison quotidienne, se nourrit de la messe, de la grâce sacramentelle de mon baptême, de ma confirmation, de mes communions, de mes confessions, et inversement : ma participation à la messe dépend de ma vie de prière personnelle, de la façon dont je laisse dans l’intimité résonner en moi la parole et la présence de Dieu, jour après jour.
Il y a donc l’équilibre entre ma prière personnelle et ma participation à la prière commune. Il y a l’équilibre entre parler et écouter. Il y a la dimension trinitaire de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. Et il y a la répercussion de la prière sur ma vie.
La prière transforme ma vie. Sur deux plans concrets de l’intelligence et de la volonté. La prière me fait comprendre les choses différemment. En particulier dans la façon dont elles s’agencent, s’influencent, s’ordonnent les unes par rapport aux autres. La prière me fait comprendre ce que je dois faire passer en premier, au nom de Dieu, par amour pour Dieu.
Nous nous posons tous cette question : Qu’est-ce qui doit passer avant ? Qu’est-ce qui doit passer en premier (sous-entendu : du travail, de la famille, des loisirs, des amis, de leurs besoins, de mes engagements etc.) ? La réponse nous a été donnée à l’Ascension, quand nous avons célébré l’entrée du Christ avec notre humanité dans la Gloire du Ciel : Qu’est-ce qui, dans la vie, doit passer en premier ? Tout ce qui fait l’unité.
C’est l’autre rôle de la prière, d’être l’éducatrice de notre volonté. Les Anciens disaient, dans leur langage à eux, que la prière est un exposé fait à Dieu des requêtes de notre vouloir pour qu’il les exauce. Ou qu’il les purifie. La rencontre intérieure et quotidienne du Christ nous apprend quelles sont les prières qu’il va porter pour nous auprès de son Père.
C’est ainsi que progressivement nous apprenons à abandonner de nous-mêmes tout ce qui nous retient loin de lui. Jusqu’à ce que nous puissions dire : Je viens vers toi Jésus.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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