Aimer quelqu’un, c’est ressentir dans sa chair ce qui lui arrive, de bon comme de mauvais : ses joies me réjouissent, ses souffrances m’affectent. Dans le malheur, c’est la compassion, dans la joie, la communion. Ici, à la messe à Notre-Dame de Compassion, nous voulons vivre les deux, la communion et la compassion. Et l’évangile que nous venons d’entendre décrit les deux : la joie de Dieu quand nous nous occupons des pauvres, sa douleur quand nous sommes indifférents au malheur.
Dans la parole du Roi : « c’est à moi que vous l’avez fait » et « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait », ce moi est Dieu qui se réjouit et qui souffre en chacun de ses enfants. Le Royaume de Dieu est proche ; il est venu jusqu’à nous : Dieu, le Roi de Gloire, s’est fait homme pour que nous reconnaissions sa présence en tout être humain.
Dieu n’est pas ‘partout’ : Dieu est présent en tout être humain, en chacun de ses enfants, créés à son image, qu’ils soient baptisés ou non, qu’ils aient conscience ou non d’être ses enfants. C’est pourquoi nous fêtons le Christ-Roi de l’Univers et non des Chrétiens. C’est la différence entre Dieu et le Pape, le Roi de l’Univers d’une part et le Successeur de Pierre. J’ai malgré moi courroucé une grand-mère à la sortie d’un baptême : elle lit le livre d’entretiens du pape François et elle l’aime beaucoup. Moi aussi. Son rêve me dit-elle est de dîner avec lui. Moi pas. Vif courroux de cette femme. Je lui explique qu’il est trop occupé, très remarquable, mais notre modèle, c’est le Christ. Je pense qu’elle m’en veut encore.
La fête du Christ-Roi célèbre l’amour de Dieu pour chacun de ses enfants. C’est une fête trinitaire : nous reconnaissons en Jésus l’homme parfait, le modèle absolu ; il est la perfection parce qu’il incarne la totalité de l’amour du Père (« tout m’a été remis par le Père »), et la plénitude de l’Esprit.
C’est ce lien à l’Esprit-Saint qui est non pas le plus important mais le plus négligé, et qu’il nous faut retrouver dans cette Parabole du Jugement. Je vous propose un petit détour par un opposant à toute Royauté, Pierre-Joseph Proudhon, le plus prolétaire de nos révolutionnaires, le seul issu du milieu ouvrier, polémiste et moraliste, intellectuel et pragmatique, preuve qu’on peut être baptisé des prénoms de Pierre et Joseph, et être athée, anarchiste, anticlérical, antisémite, franc-maçon, misogyne et attachant, qui disait avec justesse en 1849 : « ce qui fait la Royauté, ce n’est pas le roi, ce n’est pas l’hérédité ; c’est le cumul des pouvoirs ».
Et il ajoutait : « toutes les erreurs, tous les mécomptes de la démocratie proviennent de ce que le peuple ou plutôt les chefs de bande insurrectionnelle, après avoir brisé le trône et chassé le dynaste, ont cru révolutionner la société parce qu’ils révolutionnaient le personnel monarchique et qu’en conservant la royauté toute organisée ils la rapportaient, non plus au droit divin, mais à la souveraineté du peuple ». Illusion de penser qu’en chassant le monarque, on ferait disparaître la monarchie. Les soi-disant changements de régime se ramènent à des changements de personnes. Pendant ce temps, les pauvres meurent.
La fête du Christ-Roi dit que Dieu seul est Roi : à Lui, tout honneur et toute gloire ; à Dieu seul le cumul des pouvoirs.
Le pouvoir législatif, puisqu’il est l’auteur de la Loi, la loi divine inscrite dans le cœur de l’homme. Chaque dimanche, les textes de l’Ecriture détaillent les commandements de la Loi de l’amour, l’amour de Dieu et l’amour du prochain.
Son pouvoir judiciaire se manifestera à la fin des temps, « quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire ». Jésus est Roi de Justice, c’est le sens du nom Melchisédek, invoqué dans le Canon romain aux côtés d’Abel le Juste et de notre père Abraham. Roi de gloire, il est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts.
Nous connaissons la Loi, le pouvoir législatif de Dieu. Nous appréhendons son Jugement, son pouvoir judiciaire. Mais que savons-nous de son ‘pouvoir exécutif’, de la façon dont il gouverne le monde ? Que savons-nous de la Providence divine, la façon dont Dieu « conduit sa création vers sa perfection » (Catéchisme de l’Eglise Catholique CEC, n. 302) ? N’est-ce pas le pouvoir divin sur lequel nous sommes le plus ignorants et critiques, chaque fois que survient quelque catastrophe naturelle, comme si ces lois lui échappaient, ou lors des carnages humains, autant de signes de faiblesse, voire d’impuissance divine.
Qu’est-ce que la Providence divine ? Est-ce une disposition supplétive, une sorte de joker, le miracle que nous espérons lorsque nous disons qu’il ne reste plus qu’à prier, quand nous nous tournons, en désespoir de cause, vers un ultime secours divin ? La Sainte préférée du peuple chrétien n’est-elle pas sainte Rita, la Sainte des causes désespérées, comme si la puissance de Dieu devait suppléer à l’impuissance des hommes ? Comme si Dieu était enfermé dans son Temple comme le Roi dans son palais. D’où l’étonnement des bons et des méchants de la parabole dont la question ‘Quand sommes-nous venus jusqu’à toi ?’ sous-entend : ‘en dehors de la messe et de l’église ?’.
La providence divine est la façon dont nous sommes librement signes de l’amour de Dieu les uns pour les autres, dont nous prenons conscience et acceptons d’être envoyés et confiés par Dieu les uns aux autres, avec un modèle et un seul, Jésus-Christ.
La vie chrétienne est basée sur un compagnonnage avec le Christ. Jésus appelle ses disciples pour être avec lui, pour être ses compagnons et ses amis. Au dernier repas, il leur promet qu’il reviendra les prendre avec lui, et, « là où je suis, vous y serez aussi ». La providence divine suppose ce compagnonnage réciproque : il est avec nous et nous sommes avec lui.
Nous nous focalisons sur des événements, d’où la question : ‘Quand ?’, alors que la vie trouve son sens dans les personnes avec qui nous vivons ces événements, les personnes que nous rencontrons, qui viennent à nous ou auprès de qui nous allons. La question n’est pas : ‘Quand ?’ La question est : ‘Qui ?’
La providence, c’est quelqu’un. La personne qui est venue quand vous aviez faim, soif, que vous étiez étranger, nu, malade, en prison. Quelqu’un est venu au nom de Dieu. La providence, c’est quelqu’un : c’est l’Esprit-Saint.
La Loi est le don du Père. Le Jugement est la rencontre du Fils, qui en sera la mesure. Le lien des deux est l’Esprit-Saint, la vie dans l’Esprit. La première fois que je suis allé faire des visites d’hôpitaux, j’étais perdu ; je me suis assis à côté de la machine à café, avec l’envie de repartir, en me disant que ce n’était pas pour moi. Une infirmière est venue, étonnée de son propre mouvement, me disant qu’elle ne savait pas pourquoi, qu’elle ne faisait jamais ça, d’aller voir un bénévole. J’ai compris ce jour-là que Dieu serait toujours là. La providence, c’est quelqu’un.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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