Deux mille ans après, les réactions des auditeurs de Jésus et de l’Evangile sont les mêmes. Je comprends le succès des livres historiques, des biographies des personnalités des siècles passés : l’être humain ne change guère. Nous avons l’avantage dans l’Eglise de couvrir avec les vies des Saints la totalité de ces deux mille ans d’Histoire, dans la continuité des récits bibliques qui couvrent les deux millénaires précédents : les constantes humaines sont fascinantes. Notamment dès qu’il s’agit pour l’être humain de faire un effort : les inégalités sont alors criantes.
Un père avait deux fils : cela commence comme une parabole mais c’est une histoire banale. Il y en a un, me disait ce père, qu’il faut que je secoue pour qu’il avance, qu’il faut que je réprimande et houspille, tandis qu’à l’autre je ne dois rien dire : le moindre reproche le bloque. Les deux frères se ressemblaient physiquement, sans plus ; ils n’avaient pas une grande différence d’âge, mais un rapport exactement inverse à l’autorité.
On peut dire de l’apôtre Pierre, Simon-Pierre, qu’il est de ceux qui ont besoin d’être bousculés, corrigés, dirigés. Le sachant, Jésus est venu le chercher : suis-moi, et il l’a souvent repris, parfois vivement, et il lui a confié son Eglise. On ne confie pas de mission de commandement à ceux qui ne savent pas obéir.
A côte de Pierre, l’homme de l’Institution, il y a Jean, le disciple que Jésus aimait, celui qu’on a toujours considéré comme l’auteur du Quatrième évangile, qui est par nature un observateur. Un contemplatif. Voyez comment dans ces quelques lignes il entre dans le regard de Jésus, notant que « Jésus savait depuis le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait ». Il s’abstient de tout commentaire sur ceux qui partent : il se contente d’indiquer « qu’à partir de ce moment, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner ». C’est une leçon pour nous : fixons nos regards sur Jésus et abstenons-nous de tout commentaire sur ceux qui ne croient pas.
Vous pouvez avoir l’impression qu’il y a aujourd’hui davantage de personnes qui sont réfractaires ou réticentes à l’autorité, qui ont besoin de se décider par elles-mêmes, et sur qui les pressions ont un effet contreproductif, – qu’elles sont plus nombreuses que par le passé, et même qu’elles sont devenues majoritaires. Cela expliquerait la désaffection des croyants à l’égard des Institutions. Y compris à l’intérieur de l’Eglise : le succès des communautés nouvelles moins attentives à la Règle que les anciennes congrégations religieuses.
Ce regard de surface néglige ce qui est en jeu dans l’évangile de ce dimanche, et qui est au cœur de la pratique religieuse : le secours de la grâce.
En s’écriant : « Tu as les paroles de la vie éternelle ! », l’apôtre Pierre dit avec ses mots à lui ce que Jean écrit dans son Prologue : la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. Le besoin de la grâce ne varie pas suivant le caractère ou l’histoire de la personne.
Nous aurions tort de penser que l’Eglise et les sacrements de l’Eglise seraient faits pour une catégorie de personnes qui auraient – davantage que les autres – besoin du secours de la grâce, c’est-à-dire de l’aide de Dieu.
La grâce que nous recevons dans les sacrements de l’Eglise est une aide surnaturelle de Dieu pour que nous puissions obtenir ce que nous voulons dès lors que notre volonté est conforme à la volonté de Dieu.
C’est de la langue de bois ? Reprenons. Les sacrements de l’Eglise catholique sont des points de rencontre entre Dieu et l’homme. Des lieux et des moments personnels et communautaires où passe, comme dans un canal, la grâce divine. Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse entrer ou rentrer dans la vie de Dieu : le Christ Jésus a institué ces actions sacrées, dont la plus importante est la messe, l’Eucharistie. Les six autres sacrements, définis sous l’inspiration du Saint-Esprit, forment une convergence autour de la messe, pour constituer le Corps du Christ. D’où la difficulté voire l’inutilité de préparer au mariage des baptisés qui ne vont pas à la messe. Qui n’ont pour la plupart d’entre eux pas été confirmés. Et qui ne vont pas se confesser. Enlevez la messe, la synthèse des sacrements : que reste-t-il de l’Eglise ? Une ONG, disait le pape François à ses débuts.
‘Mais je ne sais pas quelle est la volonté de Dieu !’. J’ai reçu pendant des années, à raison d’une fois ou deux par trimestre, suivant la périodicité habituelle de l’accompagnement spirituel, une jeune femme qui s’exclamait cela presque à chaque fois : ‘Je ne sais pas quelle est la volonté de Dieu !’. Elle avait atteint la quarantaine, rêvait encore d’avoir des enfants, continuait à se perdre dans des relations stériles avec des hommes mariés, ne parvenait pas à choisir, comme dans la 1ère lecture du livre de Josué, entre les séductions du monde et un désir profond de respecter les commandements du Seigneur.
La Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ (Jn 1, 17). Deux mille ans après, les réactions des auditeurs de Jésus sont les mêmes. Ils savaient et nous savons ce que nous devons faire, nous savons quel est l’impératif moral de notre cœur, nous savons ce qui peut rendre heureux ceux que nous aimons et qui nous aiment, ce qui peut nous mettre en paix avec ceux qui nous entourent, mais nous ne sommes pas capables de le faire sans l’aide de Dieu, sans le secours de la grâce.
Un secours surnaturel : voilà ce que les auditeurs de Jésus attendaient de lui quand il prononça cet enseignement dans la synagogue de Capharnaüm. Ils étaient moins pressés, agités, sollicités que nous, ils avaient d’autres défauts, mais ils espéraient comme nous un truc rapide et sans effort.
Début août, au plus chaud de l’été, passe devant l’église en plein cagnard une paroissienne âgée dont je me suis demandé ce qu’elle faisait dehors à cette heure-là, qui me lance : ‘Enfin ! Dieu n’a pas pitié de nous ?’. Je suis resté sans voix devant cette vision de Dieu : une sorte de climatiseur ? Médusé devant la propension humaine à tout mettre sur le dos de Dieu. Vous connaissez l’expression ? Je pensais à Moïse qui a vu, du creux du rocher, Dieu ‘de dos’. Lui, contrairement au peuple, ne mettait pas tout sur le dos de Dieu. Je venais de rappeler le matin à la messe qu’au désert, là où, disait Jésus, « vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts », le peuple n’a pas récriminé contre la température, la chaleur ou le poids du jour : ils avaient faim et soif. De quoi avons-nous faim et soif ? De justice ? Vraiment ? Comme dans les Béatitudes ? De quoi avons-nous faim et soif ? Quel est le désir le plus profond de notre cœur ? Bien sûr, nous aimerions tous un truc rapide et sans effort : serait-il digne de nous ? Digne de notre cœur ?
Seigneur, tu es le Saint de Dieu. Toi seul peux nous aider à voir et faire grandir ce qu’il y a de meilleur en nous. Les paroles de Jésus sont esprit et elles sont vie.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
Vous avez la possibilité de recevoir les homélies du Père Lancrey-Javal en remplissant ce formulaire