Nous plaignons parfois les personnes qui sont nées le jour de Noël ou à proximité immédiate, pendant les fêtes : leur anniversaire passe évidemment à l’as, absorbé par les autres festivités. Nous plaignons aussi celles qui sont nées au mois d’août, en plein cœur de l’été, qui n’ont pas de goûter d’anniversaire, en tout cas pas à la bonne date. Dans une moindre mesure, nous pouvons plaindre aussi celles dont l’anniversaire tombe en carême, le mercredi des cendres ou le vendredi saint.
Le jour de Noël est notre anniversaire à tous. La Nativité est notre fête parce que la naissance est notre trait commun : le père ou la mère peuvent ne pas être présents, pas être connus ou l’enfant pas reconnu, de façon accidentelle ou désormais instituée, c’est toujours un manque, nous existons d’abord dans une filiation.
Les premiers jours de la rentrée scolaire quand j’étais collégien, on remplissait des fiches pour chacun des professeurs : on indiquait ses nom et prénom, la profession des parents. Jésus Nazaréen, père charpentier, mère Vierge Marie. Il aurait suscité la curiosité s’il avait mis : Père Dieu. Tous les regards auraient été fixés sur lui.
Nous sommes des êtres reçus, qu’on prend bébé dans les bras, et c’est le premier mode de notre relation au monde : je ne suis pas la source de ma vie, je me reçois d’une mère et d’un père. Au départ, tout enfant est plus ‘proche’ de sa mère que de son père, puisqu’il vient d’elle. Jésus, vrai homme et vrai Dieu, est né de la Vierge Marie, et il est Dieu, né de Dieu, conçu du Saint-Esprit.
Les plus anciens se souviennent en ce jour de leurs parents, des Noëls de leur enfance, des souvenirs heureux et de ceux qui le sont moins. Je pense à un homme que j’ai enterré cette année, que son père frappait. Cet homme a pris le large très tôt, en s’engageant pendant la guerre. Il avait refusé plus tard que ses filles l’appellent papa : elles devaient l’appeler ‘papy’ alors que c’était un beau gosse, un séducteur. ‘Papa’ était trop douloureux pour lui. Cet homme ne disait jamais de mal de personne, et de son père il disait : il ne m’a rien apporté. Sa vie en avait été profondément perturbée, y compris religieusement car il ne pouvait accepter d’appeler Dieu Père.
Cette relation filiale ‘fonde’ nos fondations qui font que nous entendons la parabole de la maison bâtie sur le roc comme parlant du Christ lui-même. En Jésus-Christ et en lui uniquement la relation filiale atteint la perfection au point d’être un seul Dieu, le Père et le Fils dans l’Esprit. La présence au côté du Christ (si je puis dire) de la troisième personne qu’est l’Esprit indique que nos fondations sont tissées, croisées de relations filiales ‘verticales’ et de relations fraternelles et amicales ‘horizontales’, nécessaires à la construction de notre identité.
Le Prologue de saint Jean fait une belle place à Jean-Baptiste, cousin de Jésus : ils sont de la même année, ils ont le même âge, à six mois près. Ils ont probablement été nombreux les amis d’enfance et de jeunesse de Jésus, que l’évangile appelle ses frères, à la mode méditerranéenne : Jésus a vécu entouré d’amis et de cousins, qui ont été nécessaires à sa construction, son équilibre. Souvenez-vous de vos Noëls fêtés avec une famille élargie, des oncles, des cousins, des parrains et amis.
Nous nous construisons ainsi, dans l’échange, amical, fraternel. Une des formules les plus insistantes de notre foi célèbre le ‘merveilleux échange’ où Dieu prend notre humanité pour que nous puissions entrer dans sa divinité. Si le Père est la source absolue, le Fils incarne de façon parfaite ces merveilleux échanges que nous avons à vivre : je reçois ma filiation, mon histoire, ma tradition, et j’échange, je passe ma vie à échanger. L’échange est la deuxième relation constitutive de notre humanité, qui ne consiste pas à échanger sur des sites de commerce en ligne les cadeaux reçus qui ne nous plaisent pas, mais à échanger et partager à travers ces dons l’affection, la tendresse dont nous avons besoin.
De ces deux relations fondamentales que sont la filiation et la fraternité, dépendent les deux autres modes de relation constitutifs de notre humanité : la relation conjugale et la fécondité. Notre humanité se déploie dans ces quatre relations, filiale, fraternelle, conjugale et féconde, cette dernière n’étant pas exclusivement charnelle, comme le dit le Prologue à propos de ceux qui ont accueilli Jésus : il leur a donné « de pouvoir devenir enfants de Dieu, eux qui croient en son nom. Ils ne sont pas nés du sang, ni d’une volonté charnelle, ni d’une volonté d’homme : ils sont nés de Dieu ». En épousant l’humanité, le Christ nous engendre à la vie divine.
Et les célibataires ? sans conjoint ni enfant, sans avoir connu l’engagement ni l’engendrement, alors que nous sommes faits pour les deux : nous engager et donner la vie. Je pense à eux en ce jour surtout si leurs frères et sœurs mariés avec enfants les traitent comme des enfants ‘attardés’ et les chargent de s’occuper de leurs parents âgés, au motif qu’ils auraient plus de temps … Alors que c’est aux couples avec enfants de faire ce travail (d’assistance aux parents âgés), avec les petits-enfants qui apportent naturellement de la vie et de la joie, pour laisser les célibataires sortir du cercle familial et donner toute leur mesure, leur beauté, leur fécondité.
Les enfants, la fête de Noël est pour nous adultes la fête de nos parents, et nous la vivons ainsi ce jour-là avec eux, auprès d’eux. Lorsque nous contemplons la crèche, nos regards et nos prières vont à Marie et Joseph, pour rendre grâce avec eux.
De ces quatre relations fondamentales constitutives de notre humanité que sont la filiation, la fraternité, la consécration, et la transmission / l’éducation, lesquelles nous éclairent sur Dieu Trinité ? Lesquelles sont les plus théologiques ?
La filiation est la prière chrétienne par excellence du Notre Père.
La fraternité en dépend, que nous vivons juste après à la messe dans le geste de paix.
La relation conjugale en Dieu s’appelle la communion.
La fécondité est la mission, prolongation de la messe dans notre vie.
La filiation parfaite est l’attitude du Christ envers son Père : le Fils a tout reçu du Père. La fraternité parfaite est l’attitude du Père envers le Fils : il partage avec lui tout pouvoir, ‘tout honneur et toute gloire’ : si les enfants doivent honorer leurs parents, ceux-ci ont pour mission de les amener à égalité et les traiter quand ils sont grands comme des frères. La communion parfaite est la personne de l’Esprit : le Saint-Esprit est le don de Dieu.
C’est en entrant dans ces trois relations – avec le Père je reçois, avec le Fils j’échange, avec l’Esprit je donne – que nous naissons à la vie nouvelle, qui est auprès de Dieu et qui est en Dieu.
Noël est une fête trinitaire, une des plus belles révélations de la sainte Trinité : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, c’est lui qui nous le fait connaître ». Je reçois, j’échange, je donne.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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