Il y a deux mois, le 14 mai dernier, le pape François s’est adressé en tant qu’Evêque de Rome à son Diocèse, et il lui a lancé une admonestation vigoureuse, un discours sévère d’appel à la conversion, qui vaut aussi bien pour l’Eglise de Paris et de France, à ne pas rester « renfermés en nous-mêmes et dans notre monde paroissial » et à « écouter le cri du peuple ». Il a eu une parole extrêmement forte, reprenant une expression biblique employée par les prophètes : « nous sommes devenus sous certains aspects un ‘non-peuple’ ».
Il ne suffit pas de faire la fête ensemble, de fêter une victoire pour constituer un peuple. Il ne suffit pas d’aller à la messe le dimanche, de célébrer la résurrection, de fêter la victoire du Crucifié, du Christ sur la mort, pour constituer un peuple.
Qu’est-ce qu’un non-peuple ?
Les trois traits les plus reconnaissables sont le manque de liberté, l’absence de fécondité et le repli sur soi : « Nous devons nous demander quelles sont les maladies, les esclavages qui nous enlèvent la liberté – qui ont fini par nous rendre stériles, comme Pharaon voulait Israël sans enfants. Nous devrions peut-être chercher à savoir aussi qui est ce pharaon aujourd’hui qui veut empêcher le peuple d’adorer le Seigneur, de lui appartenir, en le rendant esclave d’autres pouvoirs et d’autres préoccupations. Nous nous sommes peut-être renfermés en nous-mêmes et dans notre monde paroissial parce que nous ne faisons pas suffisamment attention aux personnes avec qui nous vivons, qui nous entourent ».
L’évangile dit que Jésus, voyant la foule, « fut saisi de compassion envers eux parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors, il se mit à les enseigner longuement ».
Longuement signifie ici sans relâche, et aussi doucement. Certainement doucement car Jésus est ‘doux et humble de cœur’.
De quoi leur parlait-il, ou plutôt ‘d’où’ leur parlait-il ? Du mystère et du cœur de Dieu, et de la sainte Trinité.
Le mystère de la Trinité est le message le plus fort qui ait jamais été adressé à l’égoïsme humain, et qui puisse être adressé à l’individualisme contemporain. Nous croyons en un seul Dieu qui n’est pas seul mais communion de trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Chacune est l’Amour en personne et inséparable des deux autres.
Il en va de même de la sainteté : elle est pour nous un chemin, et non un état, sur lequel nul n’est seul ni ne peut avancer seul. Là où un baptisé est présent, le peuple de Dieu l’est aussi car « le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté » (Lumen gentium, n. 9). Le connaître et le servir. Dans la vérité et la sainteté.
Ce chemin est celui de notre vie. Nous sommes tous sur ce chemin qui conduit vers Dieu, en passant par la mort que la Bible appelle le chemin de tout le monde. Il n’y a pas d’autre chemin dans la vie, quoi qu’on puisse vous raconter.
Voyez le tableau que dresse l’évangile de ce dimanche, cet étonnant chassé-croisé entre ceux qui arrivent et ceux qui partent, si nombreux que les disciples n’ont pas le temps de souffler. Le texte dit ‘qu’on n’avait pas le temps de manger’, pour annoncer la multiplication des pains qui suit, mais en réalité ils aimeraient bien souffler, prendre un peu de repos.
Voyez tous ces gens qui se croisent, à l’image de notre vie, à l’image de la vie dans l’Eglise. Faut-il être plus attentif à ceux qui arrivent ou à ceux qui partent ?
Un de mes confrères, interrogé dans le Journal du Diocèse, sur les défis qu’il avait dû relever dans la paroisse qu’il quittait, expliquait que l’un de ces défis, qu’il n’avait pas su résoudre, était l’accueil des nouveaux arrivants (vu le fort taux de renouvellement des paroissiens) : « avec le Conseil pastoral nous avons réfléchi sur cette thématique sans trouver de solutions satisfaisantes ». Je ne suis pas sûr que Jésus ait demandé à ses disciples de veiller à un accueil spécifique des nouveaux arrivants, en tout cas il ne leur a sûrement pas demandé de contrôler leur état de vie, leur conformité aux commandements de Dieu, de demander des certificats en tous genres comme nous ne cessons de le faire. Ils venaient voir et écouter Jésus.
Vous vous souvenez de cette scène de l’évangile où des Grecs, présents à Jérusalem pour la Pâque, vont voir Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et demandent : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus ». Philippe vient le dire à André ; André et Philippe viennent le dire à Jésus. Et Jésus répond : « Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 21). Comme si la venue de ces Grecs, ces païens était le signe que l’heure était venue. L’heure de briser le mur qui les séparait dit saint Paul dans la 2ème lecture : de « réconcilier les uns les autres avec Dieu en un seul corps par le moyen de la croix » (Ep 2, 16). Nous réconcilier avec Dieu. « Laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 5, 20).
Qu’est-ce qu’un non-peuple ? Un peuple brouillé avec Dieu.
Dans sa Lettre sur la Sainteté, le Pape François présente le sens de la Communauté comme la 4ème caractéristique de la sainteté, après la force intérieure qui vient du Christ (« l’endurance, la patience et la douceur ») dont je vous ai parlé au 1er dimanche de juillet, après « l’humour et la joie » le dimanche suivant, après « l’audace et la ferveur ». Et l’essentiel de son propos consiste à rappeler « comment Jésus invitait ses disciples à prêter attention aux détails », et principalement à ce qui manque : le vin qui manquait lors d’un mariage ; une brebis qui manquait au troupeau ; l’huile qui manquait pour les lampes en l’attente de l’époux ; le nombre de pains qu’avaient pris avec eux les disciples (n. 144). La sainteté en communauté consiste à veiller à ce qui manque, les petits détails de l’amour.
Telle est l’inquiétude de l’amour, et de la sainteté. Nous n’avons pas pour mission de tout combler. Nous n’avons pas les moyens de répondre à tout ce qui manque aux personnes qui marchent avec nous sur le chemin de la vie. Nous avons pour mission de nous en inquiéter, et quand leur désir est un désir de plénitude, de les amener à Jésus.
C’est ainsi que nous constituerons le peuple de Dieu, dont le Christ fait l’unité. « C’est lui, le Christ, qui est notre paix ». Ses trois traits les plus reconnaissables sont la liberté, la fécondité, et l’ouverture à l’espérance. Comme dit le Pape : « Le petit détail d’avoir allumé un feu de braise avec du poisson posé dessus tandis qu’il (Jésus) attendait les disciples à l’aube ». En communauté, pour une vie nouvelle.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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