Je m’adresse à ceux qui disent qu’ils n’ont pas d’ennemis. Est-ce que cela signifie que vous ne considérez pas comme des ennemis ceux qui font du mal aux innocents ? Qui font souffrir des enfants, qui ruinent des pauvres, qui détruisent des familles – ce ne sont pas pour vous des ennemis ? Que sont-ils alors ? Des brebis égarées ? Demandez aux victimes si leurs bourreaux sont des brebis égarées.
Les méchants, qui font le mal sciemment, Dieu les déteste.
« Le Seigneur, dans les cieux où il trône, garde les yeux ouverts sur le monde. Il voit, il scrute les hommes ; le Seigneur a scruté le juste et le méchant : l’ami de la violence, il le hait » (Ps 10). L’affirmation est singulière pour qui sait qu’en Dieu, il n’y a que de l’amour. Comment peut-il détester le méchant, et nous commander d’aimer nos ennemis ?
L’ami de la violence, Dieu le déteste. Ou bien il l’aime comme il aime chacun de ses enfants ?
Vous avez peut-être lu ‘De l’âme’ de François Cheng, qui écrit à une amie qui vient de découvrir qu’elle a une âme. Vous, vous savez que vous avez une âme ? Depuis quand ? Depuis quand avez-vous une âme ou depuis quand le savez-vous ? Quel âge aviez-vous quand vous avez pris conscience que vous aviez une âme ? Une adolescente demandait à sa mère dans le métro : maman, tu avais quel âge quand tu as eu ton premier téléphone portable ? La question n’est pas idiote : on leur fait bien croire que l’enfant dans le sein de sa mère n’a pas d’âme – s’il est handicapé.
Les bébés ont une âme. Les malades inconscients ont une âme. Les méchants aussi.
La troisième lettre du livre de François Cheng porte sur les liens de l’âme et de l’esprit. Il propose de définir l’âme comme notre singularité, ce que nous avons de plus personnel, la marque de notre unicité et de notre unité, par différence avec l’esprit auquel il attribue un caractère plus général et constructif. L’esprit permet selon lui à l’âme de prendre conscience et de se développer. Il serait fondé sur le langage, suppose un apprentissage, une formation, un acquis.
En ce sens, la non-violence (active) est un état d’esprit, le résultat d’une éducation, « un style de vie », disait le Pape dans son message du 1er janvier, tracé par les Béatitudes : Heureux les doux, les miséricordieux, les artisans de paix, les cœurs purs, ceux qui ont faim et soif de justice.
La non-violence est un état d’esprit, mais de quel esprit s’agit-il ?
Lorsqu’on invoque les forces de l’esprit, de quel esprit parle-t-on ?
La violence et la méchanceté abîment l’être tout entier, corps, âme, esprit. Le corps se révulse, l’âme est meurtrie : quand l’agresseur usurpe l’autorité morale, les dégâts sont terribles de la violence retournée contre soi, qu’il faut des années à réparer. Dans tous les cas, l’intelligence est abîmée elle aussi, car quand bien même nous préfèrerions ne pas répondre, le mal qui nous a été fait risque d’être fait à d’autres, et interdit de laisser faire. C’est une affaire de justice. C’est pourquoi Jésus, lors de sa Passion, n’a pas tendu l’autre joue, mais il a dit au garde qui le frappait : ‘pourquoi me frappes-tu ?’.
Juste avant, au moment de son arrestation, au disciple qui avait tranché l’oreille du serviteur du grand prêtre, Jésus avait ordonné de rentrer son épée « car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (cf. Mt 26, 52). La violence crée des haines et des rancœurs qui s’inscrivent profondément dans le cœur des hommes et des peuples. Le cœur, l’âme et l’esprit.
La violence agresse la totalité de l’être parce que nous sommes faits pour aimer, et c’est le propre de l’amour de faire le lien, d’unir le corps, l’âme et l’esprit. François Cheng dit de cette triade corps-âme-esprit qu’elle est « l’intuition peut-être la plus géniale des premiers siècles du christianisme » (p. 67). Jésus en utilise une autre, cœur-âme-esprit, qui a l’avantage de laisser plus de place à l’affection, aux émotions et à la sensibilité : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Mt 22, 37).
L’amour unit les trois, le cœur, l’âme et l’esprit. Je l’ai rappelé dimanche dernier à propos de la sexualité, qu’il ne faut séparer ni de notre âme, ni de la vie en société. Avec l’évangile de ce dimanche, nous revenons à la violence, qui peut être aussi bien légale que létale, mortelle. C’est en effet face à la mort que se pose avec le plus de netteté la question de l’âme : la subsistance de l’âme en dehors du corps est la plus grande difficulté de l’anthropologie et de la foi chrétienne.
Cette difficulté est insoluble tant qu’on n’a pas saisi le double lien de l’âme : unie au corps, dans la dignité de la personne humaine, et dans son lien à Dieu, dans l’espérance de la résurrection, qui rendra aux défunts la complétude de la personne (cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae, q. 83, a. 11, 5), au sein de l’humanité renouvelée, sauvée et réconciliée, les bons et les méchants, les justes et les injustes, les amis et les ennemis.
La mort nous mettra en présence de nos ennemis : est-ce qu’ils auront changé ? Est-ce qu’ils se seront convertis ?
Et nous ?
Notre âme est notre lien à Dieu et aux autres. C’est par notre âme que l’amour entre physiquement et spirituellement dans notre vie, dans notre corps comme dans notre esprit, dans nos gestes comme dans nos pensées, dans nos actes comme dans nos paroles. L’entrée de l’amour de Dieu dans notre vie se fait par grâce, par notre âme et par la prière. Le mot à retenir de l’évangile de ce dimanche est ‘priez’ : priez pour ceux que vous aimez comme pour ceux qui font du mal parce que nous ne pouvons pas aimer ceux qui font du mal.
Ce n’est possible ni physiquement, ni intellectuellement, et pourtant Dieu nous le demande en notre âme et conscience : l’âme est l’amie de l’amour. Pas d’âme, pas d’amour. Comment ressentir l’amour de Dieu sans prendre le temps de s’arrêter, d’écouter, et de prier, laisser l’amour irriguer notre âme et notre vie ?
Seigneur Jésus, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère et plein d’amour, tu n’agis pas envers nous selon nos fautes, tu ne nous rends pas selon nos offenses. Dieu d’amour, fais-nous vivre de ton amour.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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