En lisant différents commentaires sur le cinquantenaire de Mai 68 l’année prochaine, je me suis demandé ce qui constituait l’esprit de Mai 68. – Est-ce que je l’ai vécu ? Je pourrais répondre que si nous ne parlions que de ce que nous avons vécu, si notre connaissance se limitait à notre expérience, nous serions de drôles d’êtres humains, avec plus rien d’humain. N’est humain que celui dont la connaissance déborde l’expérience. Mais oui, j’ai vécu cette crise de 68 et cette transformation profonde de notre société. Et nous sommes les mieux placés dans l’Eglise pour parler de ce changement qui a bouleversé l’Eglise avant les autres, par le Concile Vatican II, soixante-huitard avant la lettre.
On peut voir en Jean-Baptiste une figure soixante-huitarde, rebelle envers les conventions, les traditions et les institutions. C’est une rébellion morale et non pas politique : il ne dit rien de l’occupation romaine. La révolte de Mai 68 était également morale, par différence avec la révolution de Prague où la répression s’est soldée en milliers de victimes.
Il y avait dans l’esprit de Mai 68 un désir, en pleine guerre froide, de concilier le meilleur des deux mondes, la part hédoniste du monde libre et l’idéal de justice du monde communiste. Et il y avait deux grandes absentes, qui le demeurent, que sont l’esprit du mal, Satan, son existence et sa puissance, et le sens du sacrifice, qui en est indissociable. On peut dire de la génération de Mai 68 qu’elle réagissait, après tant de guerres atroces et de pensées jansénistes, à une surdose de sacrifices qui l’étouffait d’autant plus qu’elle en ignorait le sens profond : le combat contre le Mal.
Comment reconnaît-on un soixante-huitard chrétien ?
Il refuse de parler du Diable et de l’enfer (qui est un tout puisque le Diable nous y veut avec lui), et de la messe comme sacrifice. La messe est pour le soixante-huitard un repas et un partage. Avant tout fraternel, davantage que spirituel.
Ajoutons ces deux autres dimensions de la messe que sont l’action de grâce, le remerciement d’une part, et la miséricorde d’autre part, en français courant l’indulgence ou le pardon. Le soixante-huitard manque autant d’indulgence que de gratitude pour ceux qui l’ont précédé. Voyez dans l’Eglise la façon dont les ‘traditionalistes’ sont considérés, avec quelle sévérité, comparée à toutes les licences et les libertés qui sont prises à l’égard du sacré. Comme si l’indulgence devait être condescendante, réservée aux petits et aux enfants, et interdite envers les parents.
Voilà quatre questions à se poser pour entrer dans le mystère de la Messe : le poids du passé, l’aptitude au pardon, l’existence du Diable, et le sens du sacrifice.
C’est le problème de ce dimanche de la Joie : comment la concilier, comment concilier la Joie avec le sacrifice de la Croix ?
Une des définitions de la messe est d’être un sacrifice.
Le Catéchisme dit que ce rituel chrétien par excellence qu’est la Messe porte différents noms, signe de sa « richesse inépuisable ». Il se nomme : Eucharistie c’est-à-dire action de grâces à Dieu. Repas du Seigneur. Fraction du Pain. Assemblée eucharistique. Mémorial de la passion et de la résurrection du Seigneur. Saint Sacrifice, ou encore sacrifice de louange, sacrifice spirituel. Sainte et divine Liturgie. Célébration des Saints Mystères. Très Saint Sacrement. Communion. Sainte Messe (CEC 1328-1332).
Aucun de ces noms n’est un nom joyeux, car quand bien même on dit heureux les invités au festin des noces de l’Agneau, la messe n’en demeure pas moins un sacrifice. Jésus-Christ « Notre Sauveur, à la dernière Cène, la nuit où il était livré, institua le sacrifice eucharistique de son Corps et de son Sang pour perpétuer le sacrifice de la croix au long des siècles, jusqu’à ce qu’il vienne, et pour confier à l’Église, son Épouse bien-aimée, le mémorial de sa mort et de sa résurrection : sacrement de l’amour, signe de l’unité, lien de la charité, banquet pascal dans lequel le Christ est reçu en nourriture, l’âme est comblée de grâce et le gage de la gloire future nous est donné » (Constitution de Vatican II sur la sainte liturgie, n. 47 – CEC 1323).
Le sacrifice est constitutif de l’amour. Il consiste à renoncer à un bien en vue d’un plus grand bien. C’est la différence entre la vie morale et la vie spirituelle : la vie morale consiste à choisir le bien et renoncer au mal. Un des oracles de l’Emmanuel de ce temps de l’Avent annonce la venue d’un enfant qui « de crème et de miel se nourrira, jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien. Avant que cet enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, la terre dont les deux rois te font trembler sera laissée à l’abandon » (cf. Is 7, 10-16). Rejeter le mal et choisir le bien, c’est la définition de la vie morale. C’est déjà énorme ! Mais renoncer à un bien en vue d’un plus grand bien, c’est le propre de la vie spirituelle, la vie dans l’Esprit, et la réalité de l’amour.
Un sacrifice est une privation, réelle ou spirituelle, en réponse à l’amour de Dieu. Ça ne se limite pas à la messe : tout temps de prière, pris alors qu’on a autre chose à faire, ou pas envie, est sacrifice. Le jeûne, aussi. Et que dire de l’aumône, sinon qu’on se défait d’un bien pour partager avec celui qui manque. Le sacrifice est à la mesure de l’effort consenti. L’amour le rend facile ? Au début.
C’est quand il faut tout donner que ça devient difficile. Le dialogue entre Jean-Baptiste et la commission d’enquête envoyée par les Pharisiens montre qu’ils ne comprennent pas. Ils savent ce qu’est un sacrifice : ils sont chargés de leur bonne exécution que la Loi décrit dans les moindres détails. Tout à l’époque était parfaitement codifié et c’est une des révolutions chrétiennes que l’idée d’un sacrifice spirituel, en quelque sorte dématérialisé, qui échappe au contrôle des hommes.
C’est ce que nous allons célébrer, et un des noms de la messe : un sacrifice spirituel, dont nous avons en ce 3ème dimanche de l’Avent le très beau signe de la rose, d’agréable odeur. Vous savez qu’on encensait à tour de bras dans le Temple de Jérusalem pour essayer d’atténuer la puanteur des cadavres et des immolations, le sang de nos péchés. La rose est le symbole de l’amour en raison de sa beauté, visuelle et olfactive, et de sa fragilité : elle est le cadeau idéal, qui marque l’offrande de l’instant. Elle est le symbole de la grâce. Je la propose souvent comme pénitence en confession : vous offrirez une rose à la personne que vous avez offensée. Ou bien : vous achèterez une rose que vous mettrez chez vous pour vous rappeler le pardon reçu. Ou encore : vous la regarderez en pensant au Christ miséricordieux, livré pour nous. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus voyait dans la rose offerte l’image du cœur qui s’abandonne à l’amour de Dieu.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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