Il y a dans ce passage d’évangile une phrase étonnante et même dérangeante, dont ne rend pas compte la traduction liturgique : ayant guéri le lépreux, « avec fermeté Jésus le renvoya aussitôt en disant : Attention, ne dis rien à personne, etc. ». Or le texte porte littéralement : « L’ayant menacé, Jésus le jeta dehors ». Le texte latin utilise le mot ‘comminatoire’. Jésus l’a menacé ! Non pas de quoi ? mais pourquoi ?
Aux adolescents qui doutent du monde invisible, je propose parfois le jeu suivant : je mets devant toi deux grands-mères. La première, tu ne la connais pas, elle est un peu défraichie, un peu fripée, pas très soignée, comme le lépreux de l’évangile et tu dis berk ! La deuxième est ta grand-mère : tu lui sautes au cou et tu la couvres de baisers. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu vois chez l’une que tu ne vois pas chez l’autre ? Qu’est-ce que Jésus a vu chez ce lépreux que personne ne voulait voir, pour qu’il fût ainsi tenu à l’écart, ostracisé ? Qu’est-ce que Jésus a vu, et qu’est-ce qu’un ‘cœur pur’ est capable de voir en toute personne dont l’apparence nous dérange et nous inquiète ? Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu dans les plus misérables de nos frères.
Peut-être est-ce pour cela que Jésus a menacé cet homme : pour qu’il n’oublie pas qu’il avait été exclu, pestiféré, et guéri. Que les malades restent ses frères. Souviens-toi que tu as été l’un d’eux. Les malades sont nos frères. Mon professeur d’auto-école soupirait quand on nous klaxonnait : ‘tu as oublié que toi aussi tu as appris un jour à conduire ?’.
Le texte dit qu’après avoir touché le lépreux, « Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait à l’écart ». Comme il avait touché le malade, qui l’avait raconté à tout le monde, Jésus était devenu à son tour pestiféré. Mais l’attirance était trop forte : « De partout cependant on venait à lui ».
Il est normal que nous ayons de la répulsion pour ce qui nous fait peur. Il y a des bestioles qui s’y prêtent, les araignées, les souris ou les serpents : on ne les entend pas venir. Elles viennent subrepticement, et la 1ère lecture rappelle l’obligation qui était faite aux lépreux de signaler leur présence : il criera : “Impur ! Impur !” – au Moyen-âge, ils agitaient des clochettes pour prévenir de leur présence.
Peut-être est-ce pour cela que nous avons peur du silence : du mal qui peut surgir. Lorsque le peuple d’Israël s’est cru abandonné tant Moïse tardait à redescendre de la montagne de Dieu, il s’est fabriqué un veau d’or et a surtout provoqué un tintamarre de tous les diables. De loin, « Josué entendit le bruit et le tumulte du peuple et dit à Moïse : Bruit de bataille dans le camp. Moïse répliqua : Ces bruits, ce ne sont pas des chants de victoire ni de défaite ; ce que j’entends, ce sont des chants alternés qui se répondent » (Ex 32, 17-18). Un bruit énorme, continu, censé les rassurer, les empêcher de gamberger.
Pour entrer dans l’invisible, il faut commencer par apprivoiser le silence. Pour aller visiter un malade, il faut commencer par entrer dans le calme et le silence, alors même qu’à l’intérieur de nous, dans nos crânes, tempête et chahut : Et si ça m’arrivait à moi !
Une amie ne voulait pas aller voir sa maman malade à cause du déferlement d’émotions qu’elle craignait que cela déclenche en elle. Le secours est venu de son fils qui l’a prévenue qu’il ne viendrait plus la voir tant qu’elle n’irait pas voir sa mère. Cela fonctionne ordinairement dans l’autre sens : les parents doivent apprendre aux enfants à ne pas avoir peur des personnes qui sont malades, qui ont un handicap, qu’on a besoin d’aider.
Les personnes malades ont trois défauts : elles nous inquiètent en nous rappelant ce qui est susceptible de nous arriver. On aimerait bien faire quelque chose pour elles, et on ne sait pas toujours quoi. Elles nous ralentissent. La personne malade, la personne âgée, la personne handicapée prend du temps.
J’en parle d’autant plus librement que les messes ici à Notre-Dame de Compassion ont une durée très calibrée, qui n’excède jamais l’heure de temps, parce que je sais vos rythmes de vie. Que nous soyons parisiens, neuilléens ou non, nous sommes pressés, jaloux du nombre d’activités à remplir, prompts à exclure de nos communautés tous ceux qui vont nous ralentir.
Le prêtre le plus saint que je connaisse, au séminaire avec nous était le plus lent. Il n’était pas brillant, il comprenait lentement, il mangeait lentement. Je pensais aux moqueries qu’endurait saint Thomas d’Aquin que ses coreligionnaires surnommaient le Bœuf muet de Sicile, parce qu’il était gros et silencieux et ils se moquaient de sa lenteur. Un de leurs camarades, saint Albert le Grand prévint : « Ce bœuf mugira si fort que toute la terre l’entendra ». Dans son livre Saint Thomas ou le Bœuf muet, Chesterton raconte qu’on demanda à saint Thomas de quoi il était le plus reconnaissant à Dieu, il répondit : « J’ai toujours compris chaque page que j’ai lue ». On peut dire de lui qu’il n’est jamais resté à la surface des choses. C’est pour cela que Jésus a menacé le lépreux guéri : pour qu’il n’en reste pas à une guérison physique, à la seule santé du corps. Il lui ordonne de faire ce que prévoit la Loi pour que son obéissance soit un témoignage autant que sa guérison. La Loi a le même effet sur nous que les personnes malades : elle nous rappelle nos limites ; et elle nous ralentit.
On peut penser de l’Ancien Testament qu’il accorde plus d’importance au respect de la Loi qu’au soin des personnes malades. On aurait tort de penser que le Christianisme aurait pris le contrepied et que les deux peuvent s’opposer. Dans un cas comme dans l’autre, c’est une question de temps et de rythme. L’évangile insiste sur l’immédiateté de la guérison, « à l’instant même », pour marquer la rupture avec la maladie qui est, comme la souffrance, un temps long, interminable, incertain. Mais c’est aussi pour signaler ce moment de la vie où tout peut basculer, à condition de ne pas rester à la surface des choses. Le lépreux guéri continue pareil, d’avancer en criant – non plus impur ! impur ! mais guéri ! guéri ! Le Christ l’avait pourtant purifié pour qu’il réintègre la communauté et s’y ancre en profondeur, non pour qu’il continue de la secouer.
A quoi sert-il de connaître Jésus, si c’est pour rester à la surface des choses ?
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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