« La foule se pressait autour de Jésus pour écouter la parole de Dieu » : l’expression désigne-t-elle toute parole qui sort de la bouche de Jésus puisqu’il est Dieu ? Ou bien l’expression correspond-elle au contenu de son enseignement, où il expliquait et interprétait les Ecritures en commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes (cf. Lc 24, 27) ?
En tout cas, Pierre n’en perdait pas une miette. La scène est facile à imaginer : Simon-Pierre et son frère André sont juste à côté et nettoient les filets. Ils écoutent et comme la foule ils sont captivés. Jésus en effet enseignait avec autorité ; il n’était pas comme les scribes, déjà physiquement : les évangiles ne disent rien de l’apparence de Jésus mais cet homme d’une trentaine d’années avait travaillé quinze ans comme charpentier et ce travail l’avait musculairement façonné. D’après le linceul de Turin, il était de haute taille, très grand pour l’époque, et sa résistance aux supplices de la Passion atteste d’une force éprouvée. Ce n’était pas une demi-portion comme saint Paul, l’intellectuel, ‘couturier’ fabriquant de tentes, qui se présente lui-même comme un avorton, l’avorton de Dieu.
Pierre écoute, et Jésus le sait. L’évangile dit que Jésus « vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac, dont les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets ». Il a vu que Pierre accrochait et Jésus fait cette première demande à laquelle Pierre répond : il monte dans la barque, et Pierre et André manœuvrent l’embarcation pour la placer face au rivage et à la foule. Jésus n’a pas dit à Pierre de venir prendre place avec les autres, de venir s’asseoir avec la foule, de rentrer dans le rang. J’ai récupéré l’autre jour des fiancés éconduits de leur paroisse parce qu’ils ne pouvaient pas participer à toutes les sessions fixées. ‘Au revoir’ leur a-t-on dit au lieu de ‘faites déjà ce que vous pouvez’.
Pierre peut rendre service et il le fait malgré sa fatigue et sa mauvaise humeur qui se réveillent en un instant quand Jésus lui demande de reprendre le travail : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche ». Autant Pierre aurait reconnu Jésus comme charpentier, autant il peut le reconnaître comme enseignant, comme rabbi, autant la pêche est son domaine à lui, Simon, fils de Jonas, jeté aux poissons. Il dit sa réticence, voire son désaccord mais il obéit. « Sur ta parole » signifie aussi bien ‘puisque tu en donnes l’ordre’, que : ta parole est puissante.
Je ne sais pas si c’est un travers culturel d’être peu ouverts aux nouveaux-venus, de vouloir des garanties, de préférer les diplômes académiques, une tradition familiale, un nom chargé d’histoire : Jésus n’a rien de tout cela, même si les évangiles de Luc et de Matthieu ont reconstitué sa généalogie. Il s’adresse à des gens du peuple parce qu’il vient du peuple et qu’il restera toujours avec lui : Jésus s’est tenu à l’écart des élites et il a demandé à ses disciples d’en faire autant. Les puissants de ce monde commandent en maîtres ; parmi vous, il ne doit pas en être ainsi.
Jésus ne connaît rien à la pêche ; Pierre obéit pourtant, non sans avoir marqué sa réticence : il lui donne sa chance, il joue le jeu, pleinement. J’ai travaillé pendant des années avec un type que j’avais rencontré au moment où il montait sa boite : c’était un entrepreneur qui m’avait exposé son projet, je n’avais rien compris mais c’était exaltant. C’est avec lui que j’avais envie de travailler.
Samedi dernier une femme loin de toute religion m’a raconté semblablement qu’enfant elle aimait la messe en latin où elle ne comprenait rien. Elle écoutait avec son cœur.
Exaltant décrit le sentiment qui s’est emparé de ce groupe de pêcheurs qui, au matin d’une nuit bredouille, ont capturé une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer, et qui ont rempli leurs barques à tel point qu’elles enfonçaient. Un sentiment exaltant et effrayant.
La troisième étape n’est pas la moindre. La première étape a consisté pour Jésus à prendre place dans la barque de Pierre : Jésus voyait qu’il l’écoutait tout en faisant autre chose. La deuxième étape était décisive : faire quelque chose ensemble. Et de façon nouvelle, en laissant Jésus prendre les choses en main, en se laissant guider contre toutes ses habitudes. Mieux encore : refaire quelque chose qu’on a raté, mais en le refaisant avec Jésus. Et ensuite, alors que le succès est là, de tout laisser : n’en tire pas gloire.
Suivre le Christ dans l’inconnu. Il faut être honnête : la parole de Jésus, « désormais ce sont des hommes que tu prendras », plus connue sous la forme qu’on lit chez Marc ou Matthieu, « Venez à ma suite et je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes », ne veut rien dire. Elle est absurde : la mission apostolique consiste à sauver les hommes, et non à les asphyxier, les vendre et les consommer, qui est le sort funeste des poissons.
Qu’ont-ils compris ces hommes, Pierre, André, Jacques et Jean, qui ce jour-là ont ramené les barques au rivage et laissé cette pêche miraculeuse, avec l’argent et la gloire qu’ils pouvaient en tirer, pour suivre Jésus ?
Ils n’ont rien compris comme on peut ne rien comprendre à la messe. Ils ont tout compris pour ceux qui ont choisi d’aimer. Ils ont compris que le plus exaltant de la foi n’est pas la solution qu’elle apporterait à nos échecs ou à nos angoisses. Le plus exaltant est le sentiment que seul le Christ peut nous donner en nous tirant vers le haut comme on remonte un filet rempli de poissons : la vie regorge de trésors que nous pensions inaccessibles ! Dont nous rêvions enfants, et pour lesquels nous nous sommes donné tant de mal et tant de peines en vain. Nous cherchions le bonheur et nous avions faim.
Demain, nous fêterons Notre-Dame de Lourdes. Une femme m’a remis au début de l’année un petit papier arraché d’un carnet à spirales, portant cette phrase reçue pour moi alors qu’elle priait dans la grotte de Lourdes : « ne faites pas de vos paroissiens des consommateurs de la foi mais convertissez-les à évangéliser de par le monde ». Notre-Dame de Lourdes, 8 janvier 2019.
Pierre se souvient qu’il nettoyait ses filets quand il a entendu Jésus prêcher à la foule. Il était au travail quand la Parole de Dieu est venue le rejoindre. Cela lui a paru normal d’arrêter pour permettre à Jésus d’utiliser sa barque. Il a obéi ensuite, ce que n’auraient pas parié les copains, quand Jésus a voulu qu’ils avancent au large. Et là il n’a rien compris, il a même été terrifié, tout en sachant d’instinct qu’il était sauvé. « Éloigne-toi de moi car je suis un homme pécheur » : comment peux-tu t’intéresser à moi alors que tu es Seigneur ?
Notre mission aujourd’hui est de tenir bon dans la barque, chahutée de tous côtés. L’Eglise est le lieu d’où le Christ fait entendre la Parole de Dieu. Si nous le croyons vraiment, les personnes afflueront de tous côtés, pour l’entendre et être sauvées. Elle est une embarcation de secours pour repêcher tous ceux qui sont en train de se noyer. La seule chose à faire est de tenir bon, d’obéir, et de faire tout ce que Jésus nous dit. C’est Jésus qui prend place dans la barque. Depuis le vent s’est levé.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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