23ème dimanche du Temps Ordinaire - 8 septembre 2019

Lc 14, 25-33

 

Je me suis toujours demandé pourquoi, dans la parabole des vignerons homicides, le propriétaire qui plante une vigne et la confie à des vignerons « y bâtit une tour » (Mt 22, 33) ? Qu’il l’entoure d’une clôture, on le comprend, pour la protéger des animaux sauvages, du sanglier des forêts (dit le Psaume 80). Qu’il y creuse un pressoir, normal, pour presser le grain du raisin. Mais pourquoi une tour ? « Au milieu il bâtit une tour » dit la version ancienne du texte dans le livre du prophète Isaïe (Is 5, 2). Cela signifiait que le propriétaire n’était pas n’importe qui, un homme fort et puissant qui devait se protéger de la jalousie des hommes. La présence d’une tour, comme aux échecs, est un avertissement pour d’éventuels assaillants : la prise ne sera pas facile. Tour de contrôle ou tour de garde, l’endroit est protégé et surveillé. Je vous vois venir.
Voilà bien ce qui est étrange dans ces deux paraboles d’une tour à bâtir et d’une campagne militaire que Jésus adresse ‘à de grandes foules’ : ce sont des préoccupations de puissants davantage que du peuple. Nous nous y retrouvons pourtant, nous y reconnaissons pour nous un propos de sagesse sur nos relations mutuelles et sur la meilleure façon de vivre ensemble, de se défendre de toutes les attaques ou agressions que nous pouvons connaître dans l’existence. Comment ferons-nous face cette année aux difficultés et aux épreuves que nous rencontrerons ? Nous verrons le moment venu ? Il sera trop tard, disent ces paraboles, chacune à leur manière. Il faut commencer par s’asseoir dit Jésus, et la tradition en a fait le ‘devoir de s’asseoir’, qui nécessite quand même qu’on sache pour quoi. Pour réfléchir ? Calculer dit le texte, « calculer la dépense et voir si on a de quoi aller jusqu’au bout », calculer et mesurer, mesurer les forces en présence, « pour voir si on peut, avec dix mille hommes, affronter celui qui en a vingt mille ». Réfléchir, calculer, mesurer.
On a sauté une étape.
Avant de dire de s’asseoir pour réfléchir, nous devrions dire : s’asseoir pour écouter. Asseyez-vous, dit le prêtre après la proclamation de l’évangile, pour lequel nous nous levons, pour être debout, déjà ressuscités. Maintenant, asseyez-vous et écoutez. C’est la condition pour être disciple du Christ : l’écouter lui, en premier, écouter ceux qui parlent en son nom, ceux qu’il a choisis, appelés, formés à son écoute, écouter d’autres personnes, d’autres voix que celles de notre environnement immédiat, écouter d’autres voix que celles auxquelles on est habitué, ou que celles qui vont dans le sens de notre confort ou de notre intérêt.

Ecouter le Christ avec et dans le peuple de Dieu, pour être attentifs aux ‘signes des temps’, suivant l’expression consacrée par le Concile. « Marie-Dominique Chenu, Théologien, homme d’écoute, déchiffreur de l’événement » est le titre du livre adapté de l’italien (éd. Karthala) du père Antonino Franco, ‘Nino’ que beaucoup d’entre vous ont connu chaque été pendant trente ans à Saint-Ferdinand des Termes. Il montre comment Chenu a été un précurseur, les ‘deux Chenu’, le théologien spécialiste du Moyen-Âge et le prêtre engagé auprès de la Mission Ouvrière, trouvant leur harmonie dans la même capacité d’écoute, de Dieu et du prochain. Il en faisait la condition de l’évangélisation. Nous l’oublions aujourd’hui : « Entre le témoignage silencieux et le baptême, il se peut très bien qu’il y ait une longue période de proclamation de l’Evangile.
L’amour fraternel est une condition tellement élémentaire de l’évangélisation qu’une proclamation publique de l’Evangile n’aurait aucune chance s’il n’a au préalable établi une sorte de sympathie profonde … ». Etablir au préalable une sympathie profonde.

Le Christianisme disait Chenu n’est pas une doctrine mais une histoire, « pas une spéculation sur Dieu mais un déroulement de sa parole dans l’histoire ». Ce fut d’ailleurs là, pour le Cardinal Marty, une des grandes nouveautés du Concile : ‘l’entrée de l’historicité dans le tissu de la foi en actes’. Alors qu’auparavant on ne la prenait pas suffisamment en considération. Alors que « le mot historiacomme concept était absent des textes magistériels antérieurs, il apparaît soixante trois fois à Vatican II ». La parole de Dieu est historique et les paraboles du Seigneur nous exhortent à partir et tenir compte d’une situation donnée. Veritas est semper in situ. Elle est incarnée.

Je voudrais que nous renforcions cette année notre écoute pour faire de l’Eglise, et pour ce qui nous concerne de notre Paroisse Notre-Dame de Compassion un lieu d’écoute. D’écoute de la Parole de Dieu dans les difficultés et les souffrances de nos frères. Dieu nous parle dans tous les événements de notre vie, y compris les plus dérangeants. Une des leçons à tirer de la crise que nous n’avons pas fini de traverser dans l’Eglise est le manque d’écoute que nous avons accordée aux appels des plus pauvres et des plus petits. Je n’aime pas le terme de cléricalisme parce que je suis bien placé pour savoir qu’il y a plus de contraintes à l’état clérical qu’il n’y a d’avantages. Il recouvre néanmoins une réalité : la déformation professionnelle du fait d’enseigner. Mes amis professeurs le reconnaissent et l’assument parfois : ‘c’est nous qui savons’. En ce temps de rentrée, prions pour tous ceux qui ont mission, fonction, métier d’enseignement, pour que nous soyons autant à l’écoute de ceux à qui nous nous adressons que nous attendons qu’ils le soient à notre égard. Que l’écoute soit mutuelle. C’est la condition de l’amour.
Nous ne pouvons pas écouter Dieu sans nous mettre à l’écoute des personnes qu’il nous donne de rencontrer. Cela suppose que nous apprenions, dit l’évangile, à renoncer à ce qui nous enferme, matériellement et intellectuellement.
Jésus n’a jamais cessé d’écouter ses disciples, d’écouter ceux qui venaient le voir et l’écouter. Il était à l’écoute de son temps. La question que je pose souvent aux personnes que je rencontre, qu’elles soient pratiquantes ou pas, est : qu’est-ce que vous aimez chez Jésus ? Quelle est la qualité qui chez lui vous touche ? Cet été, un fiancé, plutôt loin de l’Eglise, venu par amour pour sa chérie, m’a répondu : son écoute. C’est une belle réponse. Nous en doutons parfois, tant de textes supplient : Ecoute Seigneur ! Ecoute et prends pitié, dit un beau refrain sur un choral de Bach : Jésus Sauveur du monde, écoute et prends pitié.

Les premiers membres de la Mission Ouvrière ont été stupéfiés par l’attitude du Père Chenu : il participait aux réunions sans rien dire. Lui, le professeur, le savant, écoutait. Chenu en a fait la base de sa démarche théologique : confronter le raisonnement intellectuel, la recherche spéculative à l’intelligence de la foi du Peuple de Dieu. Que le théologien soit comme l’amoureux : qu’il écoute avant de parler.
Chenu aimait citer cette phrase de saint Thomas d’Aquin : « C’est couper d’eau le vin fort de la sagesse, direz-vous, que de mêler l’eau de la raison au vin de la Parole de Dieu, mélange corrupteur. Que non pas, si vous êtes bon théologien ; car ce n’est pas alors le vin qui est coupé d’eau, mais bien l’eau qui se change en vin, comme aux noces de Cana ».
Ce n’est pas couper d’eau le vin fort de l’amour de Dieu, que de mêler l’eau des événements au vin de la Parole de Dieu. Car ce n’est pas le vin qui est alors coupé d’eau, mais bien l’eau qui se change en vin, comme le geste de l’offertoire dit que cette eau se mêle au vin, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité. Ecouter Dieu dans les événements de notre vie, pour nous unir à Lui dès maintenant et pour les siècles des siècles.
Amen.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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