Est-il nécessaire, pour comprendre et envier le bonheur des Saints, de rappeler qu’ils ont – tous ? je ne sais pas, mais dans leur immense majorité – beaucoup souffert, « à cause de moi et de l’évangile » dit Jésus pour reprendre sa phrase à l’homme qu’il appelait à tout quitter pour le suivre.
Ils ont tous été associés aux souffrances du Christ, suivant l’affirmation de saint Paul : « Je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous ; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Église » (Col 1, 24).
‘Ce qui reste à souffrir’ ne signifie pas qu’il y ait quoi que ce soit à ajouter au sacrifice du Christ : c’est ce qui reste à souffrir à chacun de nous dans sa propre chair pour nous purifier de nos péchés, revêtir un jour dans sa perfection la robe de notre baptême, lavée et blanchie, dit la 1ère lecture, « par le sang de l’Agneau » (Ap 7, 14).
Tous les Saints ont été baptisés, plongés dans la mort et la résurrection du Christ, plongés dans sa Passion et sa Résurrection, associés à ses souffrances pour participer à sa Gloire.
Souvenez-vous de la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, quand celui-ci mourut, « les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui. Alors il cria : “Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance » (Lc 16, 23).
Vous ne croyez donc pas que Justice sera faite, créée ?
Comment pourrions-nous être parfaitement heureux sur cette terre alors que nous sommes entourés de tant de souffrances, comment pourrions-nous vivre tranquilles, comme si de rien n’était, dans cette vallée de larmes, que chante le Salve Regina, où nous supplions la Vierge Marie, conscients d’être des ‘exilés’ du bonheur que Dieu voulait pour nous : Ad te clamamus exsules filii Evæ. Vers toi, nous crions, nous les enfants d’Ève exilés. Ad te suspiramus, gementes et flentes in hac lacrymarum valle. Vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes.
L’évangile d’il y a deux dimanches, de la demande des deux frères saint Jacques et saint Jean de participer à la Gloire du Christ, aux meilleures places, nous faisait entendre la réponse de Jésus : « Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, être baptisé du baptême dans lequel je vais être plongé ? » (Mc 10, 38). C’est cette coupe que le Christ suppliera son Père d’en être épargné : alors que son âme était triste à mourir, il « priait pour que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui. Il disait : « Abba… Père, tout est possible pour toi. Éloigne de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que moi, je veux, mais ce que toi, tu veux ! » (Mc 14, 36).
Pourquoi croyez-vous qu’il faut non seulement que le Christ souffrît tout cela, mais que nous en fassions mémoire à chaque messe si nous voulons entrer avec lui dans la Gloire ?
Ces Béatitudes sont le premier texte d’évangile dans le livret que nous remettons aux familles pour préparer la célébration des obsèques. C’est logique puisqu’il se situe au tout début du Nouveau Testament. Beaucoup butent sur la dernière 8ème Béatitude : Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, la seule qui soit redoublée : Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi.
L’évangile de saint Luc qui ne comporte que quatre Béatitudes, deux fois moins, a celle-là en commun : il se termine de la même façon, de même qu’il commence par les deux mêmes, sur les pauvres et ceux qui pleurent. Ces Béatitudes chez saint Luc sont suivies de leur contraire : quel malheur pour vous les riches, quel malheur pour vous qui riez maintenant, quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! (Lc 6, 26).
Il y a quinze jours, nous fêtions saint Ignace d’Antioche, un des premiers grands martyrs et théologiens du martyre, qui exhortait les Chrétiens en disant : « N’ayez pas Jésus-Christ sur les lèvres et le monde dans le cœur ».
Saint Luc ne dit pas comme saint Matthieu : Heureux êtes-vous si vous êtes persécutés « à cause de moi », mais Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent « à cause du Fils de l’homme », ce Fils de l’homme dont le Christ avait annoncé qu’il doit beaucoup souffrir (Mc 8, 31 ; 9, 31).
Les Saints et les Saintes ont souffert pour le Christ. Ils se sont laissés purifier, tailler, émonder, comme le sarment par le vigneron pour porter du fruit. « Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, mon Père l’enlève ; tout sarment qui porte du fruit, il le purifie en le taillant, pour qu’il en porte davantage » (Jn 15, 2).
Il est quand même fascinant que notre époque qui exalte la force mentale de ses héros, sportifs ou troupes d’élite, qui ont appris à souffrir, car c’est bien ça la force mentale, la domination de l’esprit sur le corps qui se révolte contre les peines endurées, – ne comprenne pas que c’est le chemin de la sainteté : elles ont souffert par amour, les âmes des Saints, championnes de Dieu.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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