Les évangiles soulignent chacun à leur manière la présence physique et sensible de Jésus. J’en avais fait le sujet de mon homélie de la Sainte Famille du 29 décembre dernier, sur ‘la sensibilité de l’enfant-Jésus’ : « ce qu’il y a de plus humain en Jésus, de plus universel dans son humanité est sa sensibilité ».
Si l’on compare le début des deux versions des Béatitudes dans l’évangile de saint Matthieu et de saint Luc, chez saint Matthieu « Jésus gravit la montagne. Il s’assoit, ses disciples s’approchent. Alors, ouvrant la bouche, il se mit à les enseigner ». Ici, dans l’évangile de saint Luc, il n’ouvre pas la bouche : il lève les yeux, non pas au Ciel comme lors de la multiplication des pains, à la résurrection de Lazare, ou au début de sa grande prière à son Père au chapitre 17 de l’évangile de saint Jean. Il lève les yeux sur ses disciples parce qu’il s’est assis pour enseigner et il lève les yeux sur eux pour échanger, partager leur regard. Il s’adresse à eux : « Heureux, vous les pauvres » tandis que Matthieu dit : Heureux les pauvres.
L’apôtre saint Jean dans le Prologue de sa 1ère Lettre insiste sur ce contact sensible avec le Christ : « Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons » (1 Jn 1, 1). Il ne reprend ensuite que deux de ces trois verbes, laissant de côté le toucher : « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi, pour que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous ». Voir et entendre.
Voir et entendre au-delà des images et du son, de l’immédiatement visible et audible comme Jésus le signifie plus loin dans l’évangile de saint Luc quand, sous l’action de l’Esprit Saint, il exulte de joie et bénit son Père, et dit à ses disciples : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car, je vous le déclare : beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous-mêmes voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu » (Lc 10, 24). A vous, il vous est donné d’aller au-delà du sensible.
Tous les sens n’ont pas la même valeur. Il est rare que Jésus touche les personnes, tout méditerranéen qu’il soit, il n’est pas tactile. Quand il touche, c’est un lépreux dont il voit la détresse, c’est un sourd dont il touche les oreilles avec ses doigts (Mc 7, 33), un aveugle à qui il met de la boue sur les yeux, alors qu’on cherche sans cesse à le toucher, ne serait-ce que son manteau.
Une femme qui avait perdu son mari me disait sa souffrance de ne plus être prise dans ses bras. Son amie la plus proche dans son chagrin n’était pas du tout tactile et ne lui faisait pas les big hug, les gros câlins dont elle avait besoin.
Nous ne sommes pas à égalité en la matière : il y a des parents plus ou moins câlins, des familles, des cultures où on se touche beaucoup et d’autres pas. Il y a des gens qui ne peuvent pas vous parler sans vous toucher, sans vous poser la main sur le bras, chercher à établir un contact.
De même pour le goût : il y a des personnes pour qui la cuisine est quasiment une religion. De même qu’il y a des gens qui écoutent tout le temps de la musique, d’autres jamais : nos sens n’ont pas la même valeur ni entre eux ni pour nous.
Les enfants me demandent quel goût a l’hostie, les adultes quel vin nous utilisons (à la messe) ? On évite le rouge à cause des taches, mais surtout à cause de l’odeur du vin rouge qui est plus forte que celle du vin blanc, et qui peut déranger au moment de la consécration. Comme le bruit ou les personnes qui bougent : nous ne sommes pas des machines quand nous célébrons.
L’odorat est le plus animal de nos sens : parlant de sexualité aux fiancés, je leur ai rappelé sa part dans l’intimité : aimer l’odeur de l’autre.
Trois traits caractérisent tout être humain : son sexe (on disait son genre) masculin ou féminin. On naît, de naissance, fille ou garçon.
Son âge, qu’on peut, comme le sexe, assumer ou subir, revendiquer ou cacher.
Et son langage, d’abord corporel qui passe par nos sens, avant d’être verbal, dont dépend notre relation aux autres et au monde. Eduquer et développer le langage, c’est freiner la violence.
Par leurs antithèses les Béatitudes de saint Luc montrent le choix que nous avons à faire entre le langage du Christ, de vérité et de justice, ou le langage du monde dont nous savons la part de manipulation et de mensonge. « Ceux qui ne sont pas du Christ sont du monde : ils parlent le langage du monde. Et le monde les écoute » (1 Jn 4, 5).
Voilà pourquoi Jésus lève les yeux sur ses disciples : pour qu’en gardant les yeux fixés sur lui, nous laissions sa Parole et son Esprit entrer dans notre cœur.
Saint Luc rapporte qu’un jour une femme avait élevé la voix du milieu de la foule pour dire à Jésus : Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et dont les seins t’ont nourri ! » (Lc 11, 27). Heureuse celle qui a eu ce contact charnel avec toi le plus puissant qui soit ! Jésus avait répondu : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ». Au plus profond de leur cœur. C’est le chemin du bonheur.
Je vous parlerai dimanche prochain de la différence entre le plaisir et la joie.
C’est en effet une confiance relative que nous pouvons faire à nos sens, sans en dénier l’importance. Ne pas forcément croire ce qu’on entend, se méfier de ce que l’on nous donne à voir. Tandis que c’est une confiance absolue que nous pouvons faire à Jésus.
Dieu, personne ne l’a jamais vu : le Christ, qui est Dieu, c’est lui qui l’a fait connaître (cf. Jn 1, 18), d’une connaissance qui va au-delà de nos sens, pour nous toucher au cœur. Et nous combler de joie.
L’évangile du Christ touche au cœur quiconque consent d’aller au-delà du sensible.
Puisse l’évangile du Christ vous toucher au cœur. Et vous combler de joie.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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