« Tu seras un homme, mon fils » quand tu seras un exemple à suivre. Un bon exemple car nous sommes tous, nous avons tous été ou serons tous un jour un exemple pour d’autres : s’il a pu le faire, moi aussi. Je fais pareil. Voilà ce que le deuxième homme de la parabole, le lévite a pensé, voyant peut-être de loin le premier homme, le prêtre passer sans s’arrêter.
« Tu seras un homme, mon fils » quand tu seras un exemple à suivre. Voilà ce que Jésus dit à ce docteur de la Loi : Va, et toi aussi, fais de même, suis l’exemple de cet étranger qui, tout schismatique et méprisable qu’il soit à tes yeux, a fait preuve de pitié envers un malheureux, alors que ceux qui comme toi sont censés montrer l’exemple ont failli.
Quelles seraient les sanctions qu’il faudrait prendre à votre avis contre les deux premiers, objectivement coupables de non-assistance à personne en danger, des sanctions pour qu’ils ne recommencent pas, et pour que nul n’imagine qu’on puisse faire de même, mal agir impunément ? Vu leur mission de prêtres, supposés hommes de pitié autant que de piété : c’est la miséricorde que je veux dit Jésus, y compris de la part des prêtres et lévites qui étaient chargés d’offrir des sacrifices dans le Temple de Jérusalem.
Quelles sanctions contre ces traîtres ? Ce n’est pas le sujet de la parabole ? Si, quand même : le docteur de la Loi qui interroge Jésus veut « se justifier lui-même ». Se justifier de quoi ? De l’image déplorable qu’ils avaient, ces docteurs de la Loi, scribes et Pharisiens, auprès du peuple : ils disent et ne font pas. Ils parlent de charité et n’en ont pas un échantillon sur eux. Les gens étaient choqués. Le mot apparaît dans l’évangile de saint Marc à propos de Jésus quand il revient chez lui à Nazareth et qu’il prêche dans la synagogue : « N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? Et ils étaient profondément choqués à son sujet » (Mc 6, 3). Choqués qu’il ne soit plus de leur côté, du côté du peuple, qu’il soit passé de l’autre côté, des commentateurs de la Loi. Jésus rectifie alors, avec une petite parabole sur le prophète en son pays : Je suis un prophète, émissaire de justice. Qu’est-ce qu’un prophète ? Celui qui en appelle à la Justice. Voilà aussi pourquoi nul n’est prophète en son pays, étant juge et partie.
Une femme dont je connais le conjoint est venue me voir parce qu’il l’a frappée : un coup de poing en pleine figure. Pas un geste accidentel. Elle a porté plainte, et elle a bien fait : c’est indispensable. C’est parfois ‘héroïque’, comme pour ce père de famille que j’ai rencontré l’an dernier qui a mis cinq ans avant de porter plainte contre son propre père, le grand-père qui avait abusé de sa fille. Cinq ans, sa femme et sa fille avaient attendu cinq ans.
Que fait-on quand un proche commet l’irréparable ? Cet homme qui a frappé sa femme venait tous les dimanches à la messe : cela m’a autant choqué que l’incendie de Notre-Dame. L’un et l’autre inimaginables, l’un et l’autre irréversibles, qu’il faudra des années à réparer. Il n’était pas en état d’ébriété, comme je le vois trop souvent, et quand bien même il l’aurait été, cela ne dirait rien sur les conséquences ni la possibilité qu’il recommence.
En ce 14 juillet, je me demandais pourquoi le roi Louis XVI qui fut un chrétien remarquable, très pieux, auteur d’un testament spirituel de toute beauté, n’a-t-il pas été béatifié ? Des messes sont dites pour lui le 21 janvier, alors que l’Eglise fête ce jour-là sainte Agnès en disant : ‘Dieu éternel et tout-puissant, tu choisis les créatures les plus faibles pour confondre les puissances du monde ; tandis que nous célébrons l’anniversaire du martyre de sainte Agnès, accorde-nous d’imiter sa fermeté dans la foi’. Fermeté, pas fermeture. La Bastille était le signe que le roi était fermé à la misère de son peuple : il est passé à côté, suivant la formule. Par sa fonction, il ne pouvait pas arguer qu’il n’était pas au courant. ‘Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être malade ou en prison, sans nous mettre à ton service ?’.
La différence entre le roi saint Louis, n° IX et Louis XVI est le sens de la justice, en langage chrétien l’amour des pauvres. Saint Louis était représenté ainsi rendant la justice, grâce à l’éducation et aux enseignements reçus de sa mère, blanche de Castille, mère de la Bienheureuse Isabelle. La plupart des Saints et des Saintes ont reçu cette Charité de notre Mère du Ciel, la Vierge Marie. Ce sont des femmes qui m’ont appris la compassion, les voyant saisies aux entrailles devant des drames qui étaient pour elles comme de leurs propres enfants, les voyant agir concrètement : au chemin de croix, les femmes pleurent, Véronique essuie le visage du Christ, tandis qu’il faut que Simon de Cyrène soit réquisitionné.
Jésus ne dit rien dans cette parabole sur le prêtre et le lévite : leur comportement se passe de commentaire. Il ne se prive pas, ailleurs, d’être extrêmement sévère à l’égard des tenants de la Loi, des Pharisiens, si soucieux de leur image, amis de l’argent. Il met en scène un Samaritain pour montrer que la charité est affaire de compassion plus que de conviction. Autrement dit, nous ne serons pas jugés sur nos valeurs.
Pour autant la question demeure : quelles sanctions contre ce prêtre et ce lévite qui sont passés à côté ? Pour qu’ils ne recommencent pas et pour qu’on ne les imite pas. Que fait-on de tous ceux qui, investis d’une responsabilité morale, sont coupables comme dans la parabole de non-assistance à personne en danger ?
Dans une famille que je connais, un des garçons a été abusé il y a plus de trente ans par un oncle, depuis décédé, et l’enfant devenu adulte porte une rage, une douleur et une haine que sa famille ne comprend pas. Ses parents et ses frères continuent de passer à côté. Ils ne comprennent pas que leur tristesse de ne plus le voir, – il ne veut plus ! Un cri s’élève dans Rama, c’est Rachel qui ne veut pas être consolée ! leur douleur de ne plus le voir, ni ses enfants, ne sont rien au regard de sa souffrance. Qu’il leur faut souffrir avec lui, pour lui, pour espérer un jour une réconciliation.
On peut toujours se demander si le gisant de la parabole avait été un prêtre ou un lévite, de la famille, coreligionnaire des suivants, ceux-ci se seraient-ils arrêtés ? Peut-être. Pas forcément. Et s’ils avaient eux-mêmes fait l’expérience d’avoir été abandonnés et secourus, est-ce qu’il y aurait plus de chances qu’ils se soient arrêtés ? Peut-être. Pas forcément : demandez à ceux qui s’occupent des migrants, il n’y a pas forcément plus de solidarité entre eux.
La Tradition de l’Eglise a résolu ces questions en reconnaissant dans le Samaritain le Christ lui-même. Il est aussi l’homme ensanglanté que nous contemplons sur la Croix. Et nous qui sommes son Eglise, sommes l’hôtelier à qui les malheureux sont confiés. C’est la raison de notre présence ici à la messe : nous avons cette réalité transcendante de Dieu défiguré, abandonné, incarnant nos souffrances et venu nous sauver.
Tu seras un homme, mon fils, quand tu comprendras que le Christ est « à la fois l’autel, le prêtre et la victime ».
C’est la préface du 5ème dimanche de Pâques : « Quand il livre son corps sur la croix, tous les sacrifices de l’Ancienne Alliance parviennent à leur achèvement ; et quand il s’offre pour notre salut, il est à lui seul l’autel, le prêtre et la victime. C’est pourquoi le peuple des baptisés, rayonnant de la joie de Pâques, exulte par toute la terre, tandis que les anges dans le Ciel chantent sans fin l’hymne de ta gloire … ».
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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