Nous disons de Jésus-Christ qu’il a tout connu de notre condition excepté le péché. Il a tout connu de notre condition ? Première objection : il n’a pas été marié, n’a pas eu d’enfants selon la chair. Certes, par son union au Père, il sait mieux que quiconque ce qu’est la paternité. Et s’il n’a pas connu l’engendrement selon la chair, il a eu une fécondité sans équivalent dans l’histoire. Aux nouveaux pères, je cite souvent la phrase de Claudel : ‘à la naissance de l’enfant, entre moi et les hommes, il y a ceci de changé que je suis le père de l’un d’entre eux’. Le Christ a été un père pour ses disciples : il est le Révélateur du Père. Moi-même qui suis appelé père sans avoir d’enfants selon la chair, je me reconnais tel, père par les baptêmes que je célèbre, la naissance à la vie nouvelle dans l’Esprit-Saint, comme Joseph avec Marie : dans les baptêmes, Marie est l’Eglise, Joseph est le prêtre, et l’enfant un nouveau Christ. Je me reconnais père par les pardons que je donne en confession : le père élève et relève. Il le fait de façon d’autant plus convaincante que lui-même demande pardon. Ce dimanche de la fête des mères est fête pour l’Eglise notre mère, l’épouse du Christ.
Le Christ a tout connu de notre condition. Deuxième objection : il est mort relativement jeune. Il n’a pas connu le grand âge.
Troisième objection, propre à notre époque, il n’a pas connu le vertige technique, le progrès dans son ampleur, qui nous fait douter des limites de l’homme.
Le Christ Jésus a tout connu de notre condition sauf la paternité humaine, le grand âge et le progrès technique. Ecartons cette troisième objection que la puissance absolue de sa divinité rend dérisoire : il faut n’être pas très grand pour éprouver un sentiment d’ivresse devant ses propres forces. Je voudrais me consacrer à la deuxième objection, à l’expérience du grand âge, à cause de l’évangile de ce dimanche, de ce qu’il dit de la mémoire, de l’Esprit-Saint et de la paix.
La mémoire est la souffrance des personnes très âgées. Comment sait-on qu’on vieillit ? On le sent dans son corps ? On le sent dans sa tête, par les petites défections de notre cerveau, la difficulté à mémoriser, le décalage que l’on ressent avec les nouvelles générations en oubliant qu’on a été comme elles : le grand âge est une lente sortie de ce monde. On peut le qualifier de martyre gris, des cheveux gris plus que des cheveux blancs, par différence avec le martyre rouge des persécutions, et le martyre blanc de la vie érémitique puis monastique. Le martyre gris « quand le feu devient cendres », à la pensée de tous ceux qui nous ont quittés et qui nous manquent. Temps de nostalgie. Un gris qui tire sur le mauve, couleur de pénitence, vu la part de regrets et de pardons manqués. La joie à laquelle le Christ appelle ses disciples au moment de son départ, « Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je pars vers le Père » – est une joie ‘en espérance’, de son retour dans la Gloire pour nous réunir à tous ceux que nous aimons.
Le Pape Jean-Paul II a écrit il y a vingt ans, le 1er octobre 1999, une Lettre aux personnes âgées, où il leur attribue la mission d’être ‘gardiens d’une mémoire collective’. La formule est heureuse, qui dit l’enjeu, qui n’est pas la mémoire individuelle qui s’atténue, mais collective du destin commun de l’humanité, la fin de nos conflits.
C’est la paix que promet le Christ ressuscité, ‘la paix soit avec vous’, en ajoutant : recevez l’Esprit Saint. La paix est la marque de l’Esprit-Saint.
Comment sait-on que l’Esprit est présent ? Par la paix qu’il donne, non à la manière du monde c’est-à-dire sans oublier ni les blessés ni le désir de vengeance. On oublie toujours que dans les guerres ou conflits, il y a en moyenne quatre fois plus de blessés que de morts. C’est une chose de pleurer les morts mais qui s’occupe des blessés ? Vouloir la paix, c’est aussi renoncer à la vengeance. La paix du Christ comprend la charité et le pardon.
C’est ainsi que l’Esprit Saint nous « fait souvenir de tout ce que je vous ai dit » dit le Christ, de la façon dont il s’est mis au service des plus faibles, des plus pauvres, et nous a commandé de le faire : à ceci l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
Dans sa prédication du Vendredi saint cette année, le Père Cantalamessa, le prédicateur de la Maison pontificale, a rappelé que « l’Église a reçu le mandat de son fondateur d’être du côté des pauvres et des faibles, d’être la voix de ceux qui ne peuvent se faire entendre ». Et, a-t-il poursuivi, « la deuxième tâche historique que les religions doivent assumer ensemble aujourd’hui, outre de promouvoir la paix, est de ne pas rester silencieuses devant le spectacle qui se déroule sous nos yeux à tous. Quelques privilégiés sur terre possèdent des biens qu’ils n’arriveraient pas à consommer, dussent-ils vivre des siècles, quand des foules immenses de pauvres n’ont même pas un croûton de pain ni une gorgée d’eau à donner à leurs enfants ».
La pauvreté du grand âge, l’appauvrissement du corps et de l’esprit, la diminution des forces, le ralentissement progressif a cet avantage de réduire les écarts de richesse. A quoi sert-il d’être riche quand on est vieux ? De bénéficier de meilleurs soins, plus de confort ? D’avoir davantage de visites de la part des siens ? Elles ne sont pas forcément plus fréquentes. D’avoir moins d’angoisses pour l’avenir ? Il n’est pas certain que ces angoisses soient matérielles. Bien sûr qu’il y a des différences considérables de confort, d’attention et de traitement suivant les biens dont on dispose, mais à l’approche de la mort, elles retrouvent une juste place. Je rêve d’entendre un jour, lors d’une célébration d’obsèques, des petits-enfants remercier leur grand-père ou leur grand-mère de leur avoir appris à prier. De leur avoir montré l’exemple de la confiance en Dieu, de l’abandon en l’Esprit-Saint, de la mémoire des merveilles de Dieu. D’avoir été des Bibles vivantes, d’avoir gardé les paroles du Christ et de leur avoir transmises comme un trésor, source de vie et d’amour.
« L’esprit humain, dit Jean-Paul II dans sa Lettre aux personnes âgées, reste toujours jeune s’il vit tourné vers l’éternel ; de cette éternelle jeunesse, il fait la plus vive des expériences lorsque, au témoignage intérieur de la bonne conscience, s’ajoute l’affection prévenante et reconnaissante des personnes aimées. L’homme alors, comme l’écrit saint Grégoire de Nazianze, “ne vieillira pas dans son esprit : il acceptera la dissolution comme le moment décidé selon la loi de la liberté humaine. Avec douceur, il passera dans l’au-delà, où il n’y a ni immaturité, ni vieillesse, mais où tous ont la perfection de l’âge spirituel” ».
A quelques jours de l’Ascension, il est bon de citer la parole du Psaume : « Tu renouvelles, comme l’aigle, ta jeunesse ». Comme l’image de l’âge spirituel et le symbole de l’évangile de saint Jean. « Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits. Car il pardonne toutes tes offenses et te guérit de toute maladie ; il réclame ta vie à la tombe et te couronne d’amour et de tendresse ; il comble de biens tes vieux jours : tu renouvelles, comme l’aigle, ta jeunesse. Bénis le Seigneur, ô mon âme, bénis son nom très saint, tout mon être ! ».
Tu renouvelles, comme l’aigle, ta jeunesse : l’amour garde toujours jeune.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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