Bataille ? Ou pas bataille ? Non, pas bataille : l’amour n’aime pas la violence. Il prend patience, il supporte tout, il endure tout. Ce jour-là pas plus qu’au moment de la Passion, Jésus n’a combattu ses opposants alors qu’il en avait les moyens, par la puissance de sa divinité, et surtout le droit : il était chez lui. A double titre, chez lui à Nazareth, chez lui dans la synagogue, la maison de son Père. Pourquoi Jésus n’a-t-il pas livré bataille ? Parce qu’il est l’Amour, le Prince de la Paix ? Ou à cause de la victoire escomptée, du résultat attendu ou espéré ? Cela nécessite quelques rappels.
Parmi les conditions de la légitime défense ou de la guerre juste, celle qu’on omet le plus souvent est la probabilité suffisante de succès : on n’engage pas une guerre qu’on n’a aucune chance d’emporter. Cela ne signifie pas qu’on doive rendre les armes devant un adversaire en apparence plus fort, et le combat de David contre Goliath comme nombre de récits de l’Ancien Testament montrent que l’Esprit a le dernier mot. Mais « quel est le roi qui, partant en guerre contre un autre roi, ne commence par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes, affronter l’autre qui marche contre lui avec vingt mille ? » (Lc 14, 31).
La première condition de la légitime défense est qu’elle soit effectivement une défense contre une agression, et la deuxième condition d’une guerre juste est que l’agression soit incontestable, que « le dommage infligé par l’agresseur soit durable, grave et certain » (Catéchisme de l’Eglise Catholique n. 2309) : il ne suffit pas de se sentir agressé. Ni même menacé. Ni non plus insulté : aucune insulte ne donne le droit de frapper.
Est revenue dans l’espace public l’idée d’un ‘droit au blasphème’ qui est dans sa formulation une aberration car aucun mal ne peut être un droit, et c’est la limite de l’idée de guerre juste : comment justifier l’horreur ? La Tradition chrétienne y a répondu en fixant comme 3ème condition à un emploi légitime de la force que « tous les autres moyens de mettre fin (à la violence) se soient révélés impraticables ou inefficaces ». Qu’on soit déjà dans l’échec.
Aucun mal ne peut être un droit, mais dans le cas où on est agressé (initiative de l’adversaire), de façon incontestable (gravité objective du dommage), et qu’il n’y a pas d’autre moyen d’y faire face, on peut employer la force à condition (c’est la 4ème condition) que cet emploi soit proportionné.
D’où l’interdiction de répondre par des coups à des insultes. Il ne conviendrait pas que l’emploi de la force entraîne « de désordres plus graves que le mal à éliminer ». On ne répond pas par des coups à des insultes, ni quand on s’estime provoqué. Recevant une gifle de la part d’un soldat lors de la Passion, Jésus ne tend pas l’autre joue ; il demande : « Pourquoi me frappes-tu ? Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23).
A ces quatre conditions que sont la réponse à une agression, au caractère grave et certain, l’impasse de tout dialogue, et la proportion des moyens mis en œuvre, s’ajoute une 5ème condition, trop souvent omise, à l’emploi légitime de la force : des chances sérieuses de victoire.
Quelle est la victoire escomptée ? Elle n’est pas pour le Chrétien l’anéantissement de son adversaire. Ce n’est pas la mort du pécheur que je veux, dit la Bible dans un enseignement sur la responsabilité personnelle (Ez 18, 23), mais qu’il se convertisse, qu’il change de conduite et qu’il vive. Aucune conversion ne peut être obtenue par la force.
Quelle est la victoire escomptée, et combien de temps avons-nous ? Jésus parle en paraboles pour laisser à chacun le temps d’y réfléchir. Nous prenons rarement ce temps devant ce qui nous contrarie ou nous bouleverse : ‘je vais y réfléchir’. La réaction est immédiate : les auditeurs furieux veulent jeter Jésus dans le vide. « Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin ». Combien de fois vous êtes-vous demandé ce que vous deviez faire : réagir, répondre, vous défendre, ou laisser tomber, passer votre chemin ?
Je devais dire une messe pour un anniversaire de décès, et la famille du défunt avait prévu de se réunir malgré une grave situation de conflit pour une histoire d’héritage. Quelques jours avant, la veuve me transmet le mail reçu d’une fille de la branche en conflit, qui la prévenait qu’elle viendrait à la messe mais pas au déjeuner (généralement c’est le contraire) et elle le lui écrivait en des termes d’une rare violence, l’accusant de sénilité et d’infestation démoniaque. Que devais-je faire ? Devais-je refuser de célébrer dans ces conditions, faire valoir un droit de retrait comme on dit dans les transports, ou estimer au contraire la prière d’autant plus nécessaire, m’en remettre totalement à la grâce de Dieu ? Que devais-je faire ?
J’ai connu quelque chose de comparable lors des obsèques d’un homme mort dans des circonstances effroyables : la relation entre la compagne et les parents du défunt avait atteint un tel niveau de haine que je leur avais dit de trouver un autre prêtre, et qu’en conscience je ne célèbrerais pas dans ces conditions. Ils s’étaient calmés, l’enterrement avait eu lieu, et aux dernières nouvelles, ils ont trouvé un arrangement permettant aux grands-parents de voir l’enfant.
Certains d’entre vous connaissent de telles situations qui font que vous n’allez plus à certaines messes, voire plus à l’église pour ne pas retrouver des personnes que vous ne voulez pas voir.
Dans l’histoire de l’intention de messe, comment ça s’est terminé ? J’ai mécontenté tout le monde en reportant la célébration. C’est la mission rappelée en 1ère lecture : « Ne tremble pas devant eux, sinon c’est moi qui te ferai trembler devant eux ». Libre à ceux qui sont alors en désaccord, comme pour tous les actes de mon ministère, de recourir à l’arbitrage de l’évêque, de saisir le Vicaire général en charge de ce territoire. Il vous entendra si vous le souhaitez ; il prendra mon avis et nous pourrons progresser.
Il manque dans l’évangile de ce dimanche ce recours à l’autorité instituée : fait défaut la voix du chef de synagogue ou du conseil des anciens. Dans la suite, cette autorité s’est retournée contre Jésus puisque les grands prêtres obtiendront sa condamnation et sa mort tandis que la foule était en sa faveur. Pourtant le Christ a institué l’Eglise, choisi les Douze : il a voulu cette hiérarchie intermédiaire sans laquelle il n’y a pas d’ordre ni de paix au sein d’un groupe, d’une communauté, d’une société. Il a cependant fondé une autre religion parce que, passé un certain niveau d’incompréhension, il n’y a pas d’autre solution qu’une ‘distance respectueuse’. C’est la définition du respect : la bonne distance.
Dans nos conflits entre chrétiens, chacun est persuadé d’être celui qui est fidèle au Christ. Qui est dans la vérité ? Qui défend la justice ? Celui qui est dans la charité ? Qui comme le Christ passe son chemin ? C’est ici qu’il faut revenir à cette condition essentielle qu’est la probabilité sérieuse de succès : la conversion du pécheur.
En cas de conflit, posez-vous la question : quelle est la victoire escomptée ?
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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