La fête de la sainte Famille est une fête de second rang : elle n’est pas une solennité comme Noël ou l’Epiphanie, et, comme pour les dimanches, l’évangile varie suivant les années, ça tourne sur trois ans pour qu’on couvre une variété de textes.
Voilà, condensées en quelques lignes, les quatre ou cinq composantes de la famille : d’abord un motif de fête car sa vocation est d’être un lieu heureux. Sainte, car la famille est le premier lieu de sanctification, d’action de grâce et d’éducation. C’est cependant une fête de deuxième rang car ce n’est pas une fin en soi. Quatrièmement la variété des textes dit la diversité de nos expériences de la famille. Enfin, cette fête prend place à la toute fin de l’année, car la famille, lieu d’origine, est aussi un point de départ : la famille est faite pour être quittée.
Il y a en effet ceci de remarquable dans les trois évangiles de la fête de la sainte Famille qu’ils sont des textes de séparation : l’an dernier, nous avions la fuite en Egypte quand Joseph quittait son pays pour protéger la femme et l’enfant. Nous venons d’entendre l’annonce à Joseph et Marie du destin sublime et tragique de leur enfant. La troisième année, l’évangile du recouvrement au Temple raconte que Jésus, à douze ans, a échappé quelques jours à ses parents.
La famille est un point de départ : elle est un lieu naturel d’origine et de croissance qu’il faut néanmoins abandonner un jour parce que Dieu nous appelle à plus grand. Il nous appelle à vivre avec lui et pour lui. Et si nous tendons vers cet objectif, de vivre avec Dieu, alors nous pourrons vivre heureux en famille, tandis que si nous n’avons pas d’autre objectif qu’une vie confortable entre soi, nous serons les artisans de notre déception.
La famille est faite pour accueillir, et le premier mot qui doit y résonner est Bonjour. ‘Salut’ au sens noble du souhait de la santé de l’âme et du corps. Elle est le lieu où on apprend à se respecter, à vouloir pour chacun le meilleur, pour cette vie et pour l’éternité. La famille est faite pour apprendre à vivre l’unité dans la diversité, en reconnaissant ce que l’on doit aux autres, à ses parents, où on apprend à dépendre les uns des autres, à dire : merci, pardon, s’il te plaît. Et au revoir, pas seulement quand des parents n’arrivent pas à surmonter leurs difficultés, et je pense à tous les enfants qui en ont été et en sont abîmés. Mais, dans tous les cas, il faut un jour partir comme Abraham. La famille est faite pour être quittée.
La gratitude donne cette liberté. La source de tout don est en Dieu : au temps prescrit par la loi, les parents de Jésus se rendent au Temple de Jérusalem pour reconnaître que leur enfant est un don de Dieu. Joseph et Marie sont des personnes humbles. Pauvres et humbles. La pauvreté aide à l’humilité, mais ne suffit pas : l’humilité est une disposition intérieure, fondamentalement sociale qui est le contraire de la toute-puissance, et reconnaît la transcendance de l’autre. C’est ce qui permet progressivement aux parents de laisser leurs enfants décider de leur vie, de leurs études, leur profession, leur union.
Aux parents déçus par leurs enfants, je demande : qu’en dit le Seigneur ? Que dit Jésus du choix de votre enfant ? Aux enfants, remontés contre leurs parents, je cite la parole de Dieu à Jonas : As-tu raison de te mettre en colère ?
L’évangile montre Jésus extrêmement fidèle à la Loi – pas un iota n’en disparaîtra (Mt 5, 18), et totalement libre à l’égard des siens : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? ». Il est heureux que ce soit au dernier jour de l’année que nous ayons à voir cela, au moment où nous quittons une année pour en commencer une autre, non que nous ayons à changer de famille tous les ans ! mais pour que nous comprenions que la séparation fait partie de la vie.
La vie disait saint Grégoire de Nysse consiste à « aller de commencement en commencement par des commencements qui n’ont pas de fin ». Quel chemin parcouru entre l’appel adressé à Abraham : Va ! et Abraham « partit sans savoir où il allait », et le cri du dernier livre de la Bible : ‘Viens !’ L’Esprit et l’Épouse disent : ‘Viens !’. Celui qui entend, qu’il dise : ‘Viens !’ » (Ap 20, 17).
La famille au sens privé, charnel, marquée par les liens du sang, n’est pas un but en soi. Elle est un lieu d’origine et un point de départ. Elle est faite pour être quittée, d’autant mieux qu’on pourra y revenir, qu’on y sera accueilli, comme un lieu de refuge et de consolation, de mémoire et de progrès.
Il y a deux moments que nous devons soigner : le début et la fin, l’accueil et la séparation. C’est la raison pour laquelle, à la devise inscrite sur le fronton de toute famille – Merci, Pardon, S’il te plaît – peu importe l’ordre -, il faut ajouter : Bonjour, et le cinquième terme le plus proche de ‘Je t’aime’, c’est : ‘Au revoir’. Si je t’aime, je te reverrai.
Une séparation paisible est signe d’amour et d’élégance.
On peut partir avant la fin, en douce, sans rien dire, comme ceux qui à chaque messe s’en vont avant la bénédiction finale et le chant à Marie. On devrait écrire comme jadis dans les trains : ‘Ne descendez pas avant l’arrêt complet du véhicule’.
L’évangile accorde une place essentielle aux Adieux de Jésus à ses disciples. Le cinquième de l’évangile de saint Jean ! Chez Matthieu, Marc et Luc, c’est le moment que Jésus choisit pour instituer la messe comme mémorial de sa présence. Chez Jean, il annonce le don de l’Esprit : il est bon pour vous que je m’en aille, il en va de votre liberté.
Certains s’accrochent comme Marie-Madeleine. Jésus ne lui reproche pas ; il la renvoie avec cette parole inoubliable : « Va trouver mes frères » (Jn 20, 17). Va trouver mes frères : ils sont désormais les tiens. D’autres se révoltent : ils ne connaissent que les idoles, tel Judas. A quel moment Judas a-t-il décidé de trahir ? Quand il s’est rendu compte que Jésus allait les quitter. Dans tant de familles les conflits viennent du manque de liberté des enfants qui poursuivent leurs parents de leurs critiques et hostilités. Qui n’ont ni l’élégance de l’affection ni celle de la séparation.
Nous retrouverons ceux que nous avons aimés quand nous aurons été purifiés de nos liens et de nos attachements désordonnés. Quand nous aurons acquis notre liberté. Quand nous aurons été libérés de nos dépendances et de notre immaturité.
Le rôle de la famille est d’amener à la liberté. Le plus grand don que les parents peuvent faire à leurs enfants est la foi, la confiance en Dieu qui nous a créés à son image, libres, intelligents et pour le bonheur. Que Dieu nous donne la grâce, à l’égard de ceux que nous aimons, de préparer et vivre cette séparation digne et paisible, pleine d’espérance, comme en cette fin d’année : Au revoir et merci.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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