Que représente dans cette parabole la dette énooorrrmissime ! et ir-remboursable de dix mille talents : soixante millions de pièces d’argent !!! Sachant que dans la parabole du même nom (des talents) que nous entendrons mi-novembre, le maître confie à ses serviteurs cinq, deux et un talents. Pas mille. Pas cent. Cinq.
Que représente cette dette, sinon l’amour dont Dieu nous aime. Que nous ne pourrons jamais rembourser autrement qu’en faisant ce qui nous réunit en cette messe : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? J’élèverai la coupe du salut, j’invoquerai le nom du Seigneur » (Ps 115, 12-13). Pensez-y tout à l’heure quand j’élèverai la coupe du salut, et que tous ensemble nous invoquerons le nom du Seigneur en proclamant le mystère de la foi : Gloire à toi qui étais mort, gloire à toi qui es vivant, Notre Seigneur et notre Dieu, viens Seigneur Jésus.
Ce roi réglait ses comptes – l’expression est déplaisante, d’autant qu’elle ne rend pas compte du texte grec construit avec le mot logos, le Verbe ! (‘sunaïro logôn’), que le latin traduit par ‘ratio’ (rationem ponere). On n’est pas dans le règlement de comptes dans ce qu’il peut avoir de passionnel : au contraire, il s’agit ici de recta ratio, de la raison droite, éprise de justice.
Il commençait quand on lui amena quelqu’un qui lui devait cette somme astronomique : soixante millions. En réalité chacun de ses serviteurs devait cette somme ! La particularité de cet homme est qu’on avait été forcé de l’amener au roi parce qu’il ne voulait pas y aller de lui-même ! Qu’en avait-il fait ? Peu importe : il ne l’avait plus. Il ne voulait pas venir, peut-être comme certains de nos proches ne veulent pas venir avec nous à la messe, étant dans le déni de cette dette de vie qu’est l’amour.
Maintenant, entrons dans la logique de l’histoire et demandons-nous pourquoi ce Roi qui voulait apurer, purifier cette dette, et on ne peut pas ne pas penser ici à la venue du Christ qui est le Logos -, pourquoi ce Roi a-t-il laissé partir cet homme et remis sa dette ?
Non seulement il ne pouvait pas croire que cet homme allait le rembourser, c’était impossible, mais surtout ce Roi savait ce qui allait arriver : il savait puisqu’il est Dieu et qu’il sait tout, il savait que cet homme allait mal se comporter, qu’il trahirait son indulgence, qu’il manquerait de pitié envers son compagnon. C’est le mystère de Judas, la question toujours posée à propos de ce choix : pourquoi Jésus a-t-il appelé Judas parmi les Douze alors qu’il savait qu’il allait le livrer ?
Ce type de raisonnement rétrospectif, d’après-coup, nourrit la rancœur, l’état de ce qui est rance, aigre, amer, comme l’amertume que l’on éprouve à cause d’une grande déception, d’une injustice. Le maître a-t-il été déçu par le mauvais comportement de cet homme ? Peut-on dire que Dieu est déçu par l’humanité, qu’il s’attendait à mieux ?
Certains passages de l’Ecriture le laissent penser, qu’on peut lire par exemple pour expliquer le Déluge : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre, et que toutes les pensées de son cœur se portaient uniquement vers le mal à longueur de journée. Le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et s’irrita en son cœur » (Gn 6, 6). Ça s’appelle un anthropomorphisme, l’application à Dieu d’un sentiment humain, de l’humanité blessée par le péché, pas encore rachetée, ignorante du Christ, et du Pardon.
Dans l’appel de sainte Faustine, grande messagère de la Miséricorde, une parole de Jésus lui a été droit au cœur, alors qu’elle savait qu’il l’attendait mais elle continuait à danser le samedi soir puisque ses parents ne voulaient pas qu’elle devienne religieuse : ils comptaient sur elle pour faire vivre la famille. Elle s’imaginait que faire la volonté de ses parents suffisait à Dieu. Jésus lui dit : « Jusques-à-quand vas-tu me décevoir ? ». Et elle est entrée au couvent.
‘Me décevoir’, venant de Dieu, est une figure de style : il n’y a pas de place pour la déception dans le cœur de Dieu, il n’y a aucune amertume dans l’amour infini, il n’y aura jamais de rancœur dans l’amour du Père.
Pourquoi Jésus a-t-il appelé Judas parmi les Douze ? La réponse de la Tradition est que Dieu ne nous appelle pas parce que nous serions des saints mais pour que nous le devenions et que nous évitions le péché. Va et ne pèche plus. C’est le principe du pardon : Dieu ne nous pardonne pas parce que nous le méritons, mais pour que nous le méritions. Le pardon comme l’amour n’est pas une récompense. Le pardon comme l’amour est un envoi en mission.
L’amour est le point de départ. Cela ne figure pas dans la parabole et c’est pourquoi il faut le rappeler : à l’origine il y a l’amour. Au départ de tout il y a l’amour. Rien ne commence autrement : Dieu est l’Alpha, le Père, la source, l’origine de toutes choses, de tout être et de toute vie. L’amour est premier. Il a plu à certains de l’appeler Big Bang, du bruit que fit leur intelligence. Je préfère l’expression de Benoît XVI : dans « Dieu est Amour » il parle d’une merveilleuse étincelle initiale. « Le sentiment peut être une merveilleuse étincelle initiale, mais il n’est pas la totalité de l’amour ». Evidemment puisqu’il manque le pardon !
Voilà pourquoi on ne peut pas pardonner ‘en passant’ : il faut s’arrêter, revenir à l’origine, et à l’origine du bien, pas à l’origine du mal : nous commençons à tort nos confessions par nos regrets, alors que nous devrions commencer par rendre grâce : il nous faut apprendre d’abord à dire et à redire merci pour pouvoir le moment venu demander pardon.
Toutes nos prières commencent par un signe de croix : Seigneur, je sais que tu m’as toujours aimé, que tu m’as créé par amour, et pour l’amour, pour que je puisse aimer à mon tour de cet amour dont tu m’aimes toujours, quoi que je puisse faire ou avoir fait.
Le pardon est tourné vers l’avenir. Il suppose un regret du mal commis, la contrition : Mon Dieu, j’ai un très grand regret de t’avoir offensé. De t’avoir oublié ? Il pose ensuite un acte de foi en l’amour de Dieu : car tu es infiniment bon, infiniment aimable et le péché te déplaît. Et il s’engage alors, il prend la ferme résolution, avec le secours de ta sainte grâce, de ne plus t’offenser et de faire pénitence, c’est-à-dire de réparer. La pénitence réalise le pardon.
La question de Pierre est juste : Ça sert à quoi de pardonner si c’est pour que l’autre recommence ? C’est la question que nous entendons, nous confesseurs, du côté de celui qui demande le pardon : Ça sert à quoi de se confesser alors qu’on va – très probablement – recommencer ? On recommencera aussi longtemps qu’on n’aura pas compris que la vraie ‘pénitence’ est la charité. Il n’y a que l’amour qui répare. C’est la phrase de conclusion de la parabole du Bon samaritain : « va et toi aussi fais de même ». Le signe que nous sommes pardonnés est notre capacité à pardonner à notre tour.
Ça sert à quoi de se confesser ? Ça sert à se souvenir de ce que nous avons reçu de Dieu, à revenir à la source, à apprendre à dire merci d’être aimé pour ne plus avoir peur, peur de pardonner ou peur de demander pardon.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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