Tyr et Sidon sont deux villes du Sud Liban, de ce pays de Canaan situé le long de la Méditerranée, où se trouvaient les Philistins (au Sud) et les Phéniciens (au Nord). La terre de Canaan était la terre promise, le pays à conquérir, nous pourrions dire à évangéliser car les Cananéens étaient polythéistes, même s’ils adoraient un dieu père ou primordial, une sorte de ‘tête de liste’, père de tous les dieux, père de l’humanité, père de toute créature. Ce dieu El était l’époux de la déesse Ashera dont il avait de nombreux enfants. Fils de dieu est un titre à manier avec précaution, et nous précisons du Christ qu’il est Fils unique de Dieu, parfaitement égal à Dieu : « le Père et moi, nous sommes un ».
Dans les lieux de culte cananéens, la déesse Ashera, que la Bible mentionne plus d’une quarantaine de fois et associe au dieu phénicien Baal, était symbolisée par un poteau ou un arbre sacré, symbole de fécondité. Je frémis quand à la fin d’un baptême on me donne à bénir une médaille représentant « l’arbre de vie » et je rappelle alors que nous ne connaissons qu’un seul arbre de vie : la Croix du Christ.
Un nom de la déesse Ashera était « Reine du Ciel » (Jr 44, 18) et je comprends nos frères protestants qui n’apprécient pas que nous conférions ce titre à la Vierge Marie, Reine.
Ce contexte étant posé, je voudrais que nous comprenions pourquoi Jésus dit qu’il n’a été « envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël », ainsi qu’il l’avait déjà signifié aux douze Apôtres lors de leur premier envoi en mission : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les nations païennes et n’entrez dans aucune ville des Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 10, 5-6).
Brebis perdues nous comprenons, d’autant plus facilement que c’est la caractéristique de notre époque de se focaliser sur les minorités, d’avoir une attention préférentielle pour tout ce qui est marginal, voire transgressif, mais pourquoi seulement « de la maison d’Israël » ?
La Lettre aux Romains, dont nous avons un extrait en 2ème lecture de ce dimanche, pose les bases dans ses chapitres 9 à 11 de ce que saint Paul appelle lui-même le mystère d’Israël : « une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : de Sion viendra le Libérateur, il ôtera les impiétés du milieu de Jacob » (Rm 11, 25-26).
Mais nous pouvons avoir une vue plus large en pensant à ce que le Bienheureux Charles de Foucault disait, à savoir qu’il faut faire « tous ses efforts pour sauver les âmes en s’occupant plus de la conversion des pécheurs que de la direction et de la consolation de bons : il faut faire l’un et l’autre, car l’un et l’autre sont nécessaires, mais il faut consacrer plus de temps à la première œuvre, car elle en demande davantage et elle est bien plus nécessaire … Il faut donner la nourriture spirituelle et les caresses aux brebis fidèles ; mais cela demande peu de temps : ce qui demande des heures et de heures et qui est le grand travail, c’est de courir après la brebis égarée et de soigner, de panser les brebis malades ».
« A l’école de Jésus, laissons les 99 brebis fidèles et courons après la brebis égarée ».
Le problème de notre époque est que nous nous trouvons face à deux difficultés inédites : les brebis fidèles se sentent abandonnées, les majorités que l’on qualifiait naguère de silencieuses supportent de moins en moins la priorité donnée aux minorités. La 2ème difficulté est plus grande encore qui vient des brebis perdues : elles ne veulent plus être réintégrées.
Toute cananéenne qu’elle soit, la femme de l’évangile appelle Jésus ‘Seigneur’, « kyrie », qui n’est pas un titre anodin (cf. mon homélie du 14 mai 2017, pour le dimanche du Bon pasteur), de même qu’elle l’appelle ‘Fils de David’ et invoque son salut : « viens à mon secours ! ». Qui peut en dire autant ? Impossible de faire mieux.
Dimanche dernier, nous avions dans l’évangile l’image de la barque chahutée par les vents, la barque symbole de l’Eglise. Et nous apprenions de Jésus à sortir de cette barque pour le rejoindre, comme nous apprenons de tout l’évangile que cette barque ne vaut que par la présence de Jésus : sans lui, nous pouvons peiner toute la nuit contre des vents contraires, ou rien prendre à la pêche. Cette image a ses limites mais elle n’est jamais utilisée dans l’évangile comme le lieu où faire entrer tout le monde. Au contraire, c’est le lieu d’où Jésus parle aux foules (cf. l’évangile du 16 juillet dernier, quand « se rassemblèrent des foules si grandes qu’il monta dans une barque où il s’assit ; toute la foule se tenait sur le rivage »).
J’ai une amie médecin qui s’est spécialisée sur un créneau très pointu où elle fait tant de bien qu’elle croule sous les demandes et comme elle saturait j’ai utilisé cette image : quand la barque est pleine, vous n’avez plus le droit d’y faire monter d’autres naufragés sous peine de tous couler. Ce n’est pas une question d’espace : c’est une question de temps. Cela signifie que tout corps vivant a une capacité d’assimilation relative.
Le rôle du bon Pasteur est de vérifier que majorités et minorités se respectent mutuellement : que chacun soit attentif aux exclus, sans qu’à l’inverse les majorités se sentent délaissées ou abandonnées. Quand, dans une famille, un des membres se retrouve en difficulté, du fait d’un handicap, d’une maladie, de son caractère, ou de quelque épreuve que ce soit, il revient aux parents de veiller sur lui sans négliger les autres enfants.
Le Bienheureux Charles de Foucault était bien optimiste quand il estimait que « donner la nourriture spirituelle et les caresses aux brebis fidèles demande peu de temps ». En réalité la solution consiste à demander aux brebis fidèles de s’occuper des brebis perdues. C’est le rôle des corps intermédiaires, et la première leçon de management donnée par un païen à un croyant, en l’occurrence à Moïse par son beau-père Jethro : Moïse s’épuisait à rendre justice à tout le peuple qui venait à lui pour consulter Dieu. « La tâche est trop lourde pour toi, tu ne peux l’accomplir seul » (Ex 18, 13-27). Jésus, lui, en créa Douze pour être ses compagnons.
Le salut des brebis perdues suppose de leur part un minimum de docilité, une ‘grande foi’ que Jésus reconnaît en cette Cananéenne. Vous remarquerez dans l’évangile que Jésus admire les étrangers qui, comme le centurion romain, cherchent sincèrement et loyalement le secours divin. A charge pour eux de donner ensuite ce qu’ils ont reçu, une fois qu’ils ont découvert ce que Jésus a révélé : que la maison d’Israël est « la Maison du Père », maison de prière pour toutes les nations (cf. Mc 11, 17).
Au 15 août, nous avons invoqué Marie « aurore de l’Eglise triomphante » : l’Eglise triomphe quand les brebis fidèles s’occupent des brebis perdues.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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