Une lycéenne est venue me voir pendant un temps de confession, mettant les choses au point : je ne veux pas me confesser ; je viens vous voir parce que ma sœur est dans le coma à la suite d’un accident, elle est entre la vie et la mort, toute ma famille est bouleversée, et moi je ne peux plus croire en Dieu qui n’a pas empêché cela. C’est ce qu’on a entendu dans l’évangile : « Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir ? ».
Une des grâces d’être prêtre est de rencontrer des personnes très différentes, très très loin de l’uniformité qu’imaginent ceux qui sont en dehors de l’Eglise ou à la surface des choses, et cette diversité stupéfie quand on entend, à quelques minutes d’intervalle, des personnes qui souffrent de leur mariage et d’autres de leur célibat, certains qui rêvent de se retrouver célibataires et d’autres mariés, et on se dit intérieurement : ‘si vous saviez …’.
Se succèdent des personnes qui reprochent à Dieu et à l’Eglise de leur interdire de faire ce qu’elles voudraient, et d’autres de ne pas intervenir, ne pas empêcher de souffrir ni de mourir. Quelle idée avons-nous de Dieu si nous pensons qu’il est celui qui empêche de vivre mais qui n’empêche pas de mourir !
Tant de personnes qui, après des choix erronés et des années de malheur, le cas fréquent est de mariages idiots, c’est aussi vrai d’études négligées ou de choix professionnels hasardeux, sont allées reprocher à leurs parents ou amis : pourquoi tu ne m’as pas empêché de faire ça ? Dans certains cas, c’est vrai : pourquoi ne l’a-t-on pas empêché de prendre le volant dans l’état où il était ? Pour les relations amoureuses, peine perdue : bien sûr que nous te l’avons dit ! Tu ne voulais rien entendre !
La question de l’évangile de ce dimanche n’est pas : Pourquoi Jésus n’a-t-il pas empêché Lazare de mourir ? Mais pourquoi l’a-t-il ramené à la vie ?
En rigueur de termes, il ne l’a pas ressuscité. La résurrection entraîne un changement définitif, à l’égard de l’espace et du temps, une transformation que seul Jésus a vécue. Nous ne disons pas des Saints qu’ils sont ressuscités, ni même de la Vierge Marie, alors qu’elle est dans la Gloire du Ciel, car la Résurrection concerne toute l’humanité, les uns pour le bonheur éternel, les autres pour le châtiment éternel, la damnation.
Cette transformation du corps physique, attestée par l’évangile, est autant psychologique, du lien de l’âme et du corps, que sociale, de nos relations les uns aux autres.
Cela étant à l’esprit, nous pouvons revenir à Lazare, dont nous ne savons pas grand-chose, mais dont nous pouvons déduire, vu l’omniprésence de ses sœurs, Marthe et Marie, qu’il n’avait pas de femme, il n’avait pas fondé de famille, et vu son absence le jour où Jésus s’était rendu chez Marthe et Marie, il ressemble beaucoup à ces petits frères qui ne font pas grand-chose de leur vie. Sinon faire la fête.
L’évangile le laisse entendre au début du chapitre suivant, dans ce passage connu sous le nom de l’onction à Béthanie : « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. On lui fit là un repas. Marthe servait. Lazare était l’un des convives » (Jn 12, 1). Lazare était l’un des convives : l’expression est pudique pour dire qu’il se laissait vivre, se laissait servir, profitant sans vergogne des bonnes choses de l’existence. Lazare le fêtard.
Il ne l’a pas été longtemps. Il est mort martyr. C’est la ‘deuxième mort’ de Lazare, la vraie, définitive. A Paris, nous ne connaissons de saint Lazare que la gare des banlieusards ; les Marseillais le célèbrent le 17 septembre comme leur premier évêque. Qu’il fût évêque de Marseille ou plus probablement dans l’île de Chypre évêque de Larnaca, peut-être après avoir été à Marseille, toutes les traditions s’accordent sur son martyre. Et l’évangile le fait comprendre en indiquant que « les grands prêtres décidèrent de tuer aussi Lazare, parce que beaucoup de Juifs, à cause de lui, s’en allaient et croyaient en Jésus » (Jn 12, 10).
Il n’est pas sûr, à vues humaines, que ce soit un cadeau de revenir à la vie pour devenir évêque – non : de revenir à la vie pour mourir martyr.
Dans la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (cf. Lc 16,19-31), dont vous pensez bien que ce n’est pas le hasard s’il porte le même nom, le mauvais riche qui festoyait sans mesure demande après sa mort à Abraham, Père Abraham ! de lui envoyer Lazare le soulager des peines de l’enfer, lui donner un peu à boire, puis, en désespoir de cause, il lui demande de l’envoyer prévenir ses frères, qu’ils ne fassent pas la même erreur …
Il ne demande pas à y aller lui-même. Il ne demande pas une deuxième chance. Il reste en enfer. Dans cette parabole, le ‘Père Abraham’ semble sans pitié, parce que ce mauvais riche a renoncé à changer. Il s’est résigné. Dans l’évangile de saint Jean, c’est-à-dire dans la réalité, nous devons méditer non pas sur la mort de Lazare, mais sur sa nouvelle vie.
Pourquoi Jésus a-t-il rendu Lazare à sa famille, à ses amis ? Pour qu’il se convertisse.
Est-ce la mort du pécheur que je veux, dit le Seigneur ? N’est-ce pas plutôt qu’il se détourne de sa conduite et qu’il vive ? (cf. Ez 18, 23). Lisez, je vous en supplie, ce passage d’Ezéchiel : « Si le méchant se détourne de sa méchanceté pour pratiquer le droit et la justice, il sauvera sa vie. Il a ouvert les yeux et s’est détourné de ses crimes. C’est certain, il vivra, il ne mourra pas. Convertissez-vous ! Faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau. Pourquoi vouloir mourir, maison d’Israël ? Je ne prends plaisir à la mort de personne, – oracle du Seigneur – : convertissez-vous, et vous vivrez » (Ez 18, 25 … 30).
Pourquoi Lazare s’est-il converti ? Il a vu où menait sa vie : il a fait l’expérience des ténèbres. Ne croyez pas qu’on voit une grande lumière, que c’est agréable et que tout se passe bien, comme on le raconte abondamment et abusivement des Near Death Experience. Lazare y avait retrouvé ses démons. La parole de Jésus prend tout son sens : « Déliez-le, et laissez-le aller ». Comme dit une très belle hymne de l’Office du Soir :
Appelé par son nom,
Quelqu’un tressaillira.
Au cœur sans mémoire,
Qu’un temps soit accordé,
Pour qu’il se souvienne.
Lazare, le petit frère, avait retrouvé son âme d’enfant, qui savait et apprenait à discerner le bien et le mal. Il pouvait quitter une vie trop mélangée et se mettre joyeusement à la suite du Christ.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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