Quel était le rêve de cet homme, aveugle de naissance, mendiant à la porte du Temple ? Cet homme dont on ignore le nom et c’est logique : on ne lui parlait pas avant, on parlait de lui devant lui, et on ne lui parle plus après, quand il se retrouve jeté dehors. Les personnes dont on ignore le nom sont celles qu’on ne veut pas voir, qu’on ne cherche pas à connaître.
Moi, je voudrais bien savoir à quoi il rêvait, quand il attendait toute la journée à mendier à la porte du Temple, transformant ceux qui y entraient sans le regarder en mauvais riches dont il était le pauvre Lazare : rappelez-vous la parabole que le Pape François a commentée dans son message pour le Carême de cette année. « Le péché nous rend aveugles », et « le Carême est un temps propice pour ouvrir la porte à ceux qui sont dans le besoin et reconnaître en eux le visage du Christ. Chacun de nous en croise sur son propre chemin. Toute vie mérite accueil, respect, amour. La Parole de Dieu nous aide à ouvrir les yeux pour accueillir la vie et l’aimer, surtout lorsqu’elle est faible ».
J’ai une petite idée du rêve qu’il faisait : il rêvait de retrouver la vue, de voir enfin, de voir ce que tout le monde peut voir, d’être enfin comme les autres, de pouvoir travailler, de pouvoir admirer le Temple – tous les jours il entendait des exclamations sur sa beauté ! et y entrer, comme tous les gens normaux. Tant de psaumes en célèbrent la joie ! Même le psaume de ce dimanche, le psaume 22 du bon berger, proclame l’espérance d’entrer et « habiter la Maison du Seigneur, pour la durée de mes jours ».
Il n’y avait que les infirmes, les aveugles, les estropiés ou les lépreux qui n’avaient pas le droit d’entrer, et puis les étrangers, et les femmes.
Il faut avoir cela en tête pour saisir la folie du récit : cet homme, dont le rêve était d’entrer dans le Temple, préfère se faire jeter dehors, du Temple et de la Communauté, plutôt que de taire ce que le Seigneur a fait pour lui. Le Seigneur a fait pour moi des merveilles, saint est son Nom.
Le Pape François rappelle souvent l’importance de rêver. Lundi dernier, pour la fête de saint Joseph, il a rendu hommage à « la capacité de rêver, de risquer et d’accomplir des tâches difficiles » vues dans les rêves : c’est, disait-il, ce que saint Joseph a donné aux jeunes. Nous avons souvent une vision appauvrie du rêve comme palliatif et moyen d’éviter les difficultés. Par exemple, un de mes rêves à moi serait de mener la même vie qu’aujourd’hui mais sans les efforts et le travail qui va avec, une vie tranquille sans erreurs ni conflits, ni contrariétés …
Ça c’est le faux rêve, le rêve appauvri : le bien sans effort.
La 2ème lecture de ce dimanche crie : Réveil ! Réveille-toi ô toi qui dors, réveille-toi ô toi qui rêve, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera. L’Esprit-Saint t’éclairera, lumière de la conscience.
Ces faux rêves sont ceux que l’on fait en cachette, pour reprendre l’expression de saint Paul, dont on a honte de parler. Voilà un bon critère : nous devons pouvoir être fiers de nos rêves.
C’est ce qui manque à notre pays aujourd’hui, ce qui manque à la France, et aux politiques qui se présentent : un rêve, une vision, un projet dont on puisse être fier, qui parle aux jeunes, qui ne soit pas seulement matériel, qui parle au cœur autant qu’à la raison. Qui ne soit pas comme ce Temple réservé à quelques-uns, aux bien-portants, qui ne soit pas si légaliste, comme si de nouvelles lois pouvaient régler tous les problèmes.
Que faut-il pour qu’un rêve soit bon ?
Il faut d’abord, c’est le premier enseignement de cette page d’évangile, qu’il soit en lien avec la Création : vous avez raison quand vous rêvez de mer ou de montagne, de forêts ou de soleil ! N’écoutez pas ceux qui promettent le règne des robots, le remplacement de l’humain par l’artificiel. Saint Irénée de Lyon voyait dans le geste de Jésus, de faire de la boue avec sa salive et d’appliquer cette boue sur les yeux de l’aveugle le geste du Créateur et de la Création. Notre rêve à nous Chrétiens, le rêve de Dieu est de rendre l’homme à sa véritable humanité, de lui permettre de se retrouver lui-même, de savoir ce pour quoi nous avons été créés.
Cela nous amène au deuxième enseignement, donné de triste façon et même dramatique dans l’absence de joie suscitée par ce miracle. Un homme était aveugle depuis sa naissance et maintenant il voit, et tout le monde ne bondit pas de joie ?! Mais qui sont ces gens ? qui sont ces aveugles ? qui sommes-nous quand nous ne savons plus nous émerveiller devant le bonheur de la vie, la délicatesse de Dieu, la force de l’amour ?
Je sais comment est le cœur de l’homme, dit le Seigneur : au lieu de rendre grâce pour cette guérison, ils demandent si c’était autorisé ce jour-là ; ils vont aller compter le nombre de ceux qui n’ont pas été guéris, alors que moi, dit Dieu, je l’ai guéri pour donner l’exemple, comme au lavement des pieds qui viendra couronner la pédagogie du Carême : « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour lui ».
Comment expliquer que depuis deux mille ans, avec l’intelligence qui nous a été donnée, nous n’ayons pas fait davantage de progrès ? Pour détruire, si. Pour soigner, pas assez. Voilà un beau et vrai rêve pour notre pays : le mener à la pointe de la recherche, pas seulement dans le domaine médical. Chercher, créer, inventer.
D’où le troisième enseignement de cet évangile, après la Création restaurée, préservée, après l’intelligence dédiée au bien, et aux autres, le troisième enseignement est la liberté des enfants de Dieu. Le dialogue de l’évangile est savoureux quand l’ex-aveugle se moque des autorités : « Pourquoi voulez-vous m’entendre encore une fois ? Serait-ce que vous voulez, vous aussi, devenir ses disciples ? » Ils se mettent à l’injurier : « C’est toi qui es son disciple ; nous, c’est de Moïse que nous sommes les disciples ».
Il n’y a pas de liberté sans liberté religieuse. La grandeur d’un pays est dans la façon dont il entend la protéger, la magnifier, et non la cantonner. De même que la grandeur d’un homme est dans ses choix religieux. L’ancien aveugle n’est pas seulement guéri : il est libre, libre de croire, libre d’adorer, d’espérer, d’aimer, de rêver.
C’est ainsi que le récit se conclut, magnifiquement : « Crois-tu au Fils de l’homme ? Et qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? Jésus lui dit : Tu le vois, et c’est lui qui te parle ». A la Samaritaine qui attendait le Messie, Jésus avait répondu : « Je le suis, moi qui te parle ».
C’est notre rêve, de voir Dieu, le voir de nos yeux, de nos yeux de bienheureux. Voir enfin celui qui nous parle au plus intime de notre cœur. Je rêve de voir Dieu.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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