Le temps est une créature de Dieu et non une invention de l’homme. Un proverbe irlandais dit : quand Dieu a créé le temps, il en a créé beaucoup. Le temps est une créature de Dieu et nous sommes invités en Carême à renouveler notre regard sur la Création, le Créateur, et les créatures. Nous avions au 1er dimanche la plus nocive ; voici la plus insaisissable. L’un et l’autre appellent notre vigilance, par défiance pour se garder du malin, et pour le temps, en faire bon usage : il sera compté. Le temps est compté et l’usage que nous en faisons en sera compté. Il faut distinguer le sentiment que nous avons du temps, de la durée, un instant comme une éternité, et sa réalité objectivement mesurable. Nous n’avons pas la maîtrise du temps mais de nos sentiments.
Un des grands penseurs en fut Henri Bergson (ses dates de début et de fin sont faciles à retenir : 41 ans avant 1900, 41 ans après 1900). C’était un surdoué en mathématiques comme en lettres, capable à 19 ans de résoudre le problème dit des trois cercles posé par Pascal, mais qui choisit la voie littéraire (il sera Prix Nobel de Littérature) au grand dam de ses professeurs : ‘Vous auriez pu être mathématicien, vous ne serez qu’un philosophe’. Je vous conseille la remarquable biographie écrite par Emmanuel Kessler : ‘Bergson notre contemporain’ (aux Editions de l’Observatoire, mars 2022) qui aurait pu s’intituler : Bergson ‘philosophe de l’imprévisible’. Voilà une notion qui nous parle aujourd’hui : l’imprévisible.
Sa vie est passionnante, et Emmanuel Kessler raconte sa confrontation avec l’autre génie de son temps Einstein, avec une belle comparaison musicale Bergson-Mozart contre Einstein-Beethoven (p. 125), le prodige contre le rebelle, la rivalité de la philosophie et de la science, deux sœurs ennemies sur le rapport espace-temps, Bergson donnant son autonomie au temps, Einstein entendant démontrer au contraire, par la relativité, qu’il n’existe pas en soi.
Le point de départ de Bergson fut la notion de durée : « Je m’aperçus à mon grand étonnement, écrit-il en 1889, que le temps scientifique ne dure pas, qu’il n’y aurait rien à changer à notre connaissance scientifique des choses si la totalité du réel était déployée dans l’instantané, et que la science positive consiste essentiellement dans l’élimination de la durée ».
Pas seulement la science : également la loi ! La loi ignore la durée, puisqu’elle s’applique sur le champ, et Bergson contre Einstein, c’est la différence au jour de la Transfiguration entre Moïse et Elie : Einstein c’est Moïse, ne serait-ce que parce qu’Einstein a assumé son être juif, faisant sortir l’humanité de l’esclavage de l’espace-temps jusqu’à la porte de la terre promise ; tandis que Bergson est plutôt Elie, enlevé au Ciel sur le char de feu de l’intuition créatrice.
Bergson, juif de naissance, était prêt à devenir catholique, si les circonstances ne l’en avaient empêché : « Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti si je n’avais vu se préparer la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés », écrit-il dans son testament en 1937 où il demandait la présence d’un prêtre à ses obsèques. Mort en janvier 1941, lui qui connut les plus grands honneurs fut enterré en catimini, abandonné de tous, seul Paul Valéry représentait l’Académie.
Les plus grandes pages sur le temps ont été écrites par saint Augustin dans les Confessions, et Bergson était prêt à être chrétien parce que penser le temps conduit au Christ. Le Christ change notre rapport au temps. On dit à l’Histoire à qui il donne un centre : sa venue en ce monde, une fin : son retour dans la Gloire, et un sens : la conversion des Nations.
Au jour de la Transfiguration, Pierre voudrait que le temps s’arrête, ou croit que le temps s’est arrêté, du fait de la présence de ceux dont on attendait le retour, un nouveau Moïse et Elie – c’est le verset qui suit immédiatement le récit : « Les disciples interrogèrent Jésus : Pourquoi donc les scribes disent-ils que le prophète Élie doit venir d’abord ? » (Mt 17, 10).
Le temps ne s’était pas arrêté, parce que le temps, s’il est une créature, est aussi création. Bergson disait ‘invention’. Il disait que le temps est invention. « Exister c’est changer – la vie est un élan, le temps est invention ». Le temps est plus que cela : il est création, et au jour de la Transfiguration, le Christ, Dieu fait homme, institue, ‘crée’ plus qu’il n’invente un nouveau rapport au temps par la promesse de divinisation faite par son Père à tous ceux qui écoutent son Fils, le Verbe incarné.
Pourquoi la voix du Père nous commande-t-elle, à nous les disciples présents, d’écouter son Fils bien-aimé ? Qu’a-t-il donc à nous dire de si important ?
Qu’il va ressusciter. Dans le Credo, nous disons ‘Pour nous et pour notre salut’. Sa consigne finale de « ne parler de cette vision à personne avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts » doit s’entendre positivement : quand le Fils de l’homme sera ressuscité d’entre les morts, vous devrez l’annoncer à toutes les nations, les baptiser au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprendre « à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Finale de l’évangile de saint Matthieu, Mt 28, 19-20).
Ce compagnonnage du Christ est la condition pour durer dans l’amour et la fidélité. N’est-ce pas la difficulté du Carême comme de toute l’existence de tenir bon et de durer, dans l’amour et la fidélité ?
Même si ‘notre frère le temps’ ne figure pas dans le ‘Cantique de Frère Soleil’ (bien adapté à la Transfiguration) de saint François d’Assise, nous pouvons louer Dieu avec les paroles du petit-pauvre :
Loué-tu, Seigneur, pour notre frère le temps,
qui est, comme notre sœur l’eau ta créature,
très utile et très humble, précieux et chaste.
C’est lui qui nous amène jusqu’à toi.
Il est le plus cadeau que nous pouvons faire à nos frères,
pour qu’au jour de le quitter, nous soyons en paix avec tous
pour entrer dans l’éternité.
Amen.
Le Cantique de Frère Soleil par saint François d’Assise
Très Haut, tout puissant et bon Seigneur,
à toi louange, gloire, honneur, et toute bénédiction ;
à toi seul ils conviennent, O Très-Haut,
et nul homme n’est digne de te nommer.
Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire frère Soleil,
par qui tu nous donnes le jour, la lumière ;
il est beau, rayonnant d’une grande splendeur,
et de toi, le Très Haut, il nous offre le symbole.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Vent,
et pour l’air et pour les nuages,
pour l’azur calme et tous les temps :
grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.
Loué sois-tu, Seigneur, pour notre sœur Eau,
qui est très utile et très humble, précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Feu,
par qui tu éclaires la nuit :
il est beau et joyeux, indomptable et fort.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits,
avec les fleurs diaprées et les herbes.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux
qui pardonnent par amour pour toi ;
qui supportent épreuves et maladies :
heureux s’ils conservent la paix,
car par toi, le Très Haut, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour notre sœur la Mort corporelle
à qui nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ;
heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté,
car la seconde mort ne pourra leur nuire.
Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez-lui grâce et servez-le en toute humilité.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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