En novembre, j’ai participé à un dîner où nous ne connaissions chacun que la puissanceinvitante et où nous ne devions pas dire au début aux autres ce que nous faisions dans la vie, le jeu étant de le deviner tout au long du dîner : nous étions une dizaine et en arrivant nous ne disions que notre prénom. Passés à table, chacun prenait à tour de rôle un papier sous son assiette, et lisait une phrase assez sibylline sur le métier de l’une des personnes présentes :nous devions deviner qui, pourquoi. La personne se présentait alors et racontait son parcours. C’était ludique, très sympa, et cela avait l’avantage de ne pas pouvoir étiqueter, cataloguer d’emblée le premier venu, de se regarder et de s’écouter sans préjuger : j’en retiens une attention, une écoute, le temps d’un dîner, comme j’en ai rarement connue. L’impression de pouvoir enfin accueillir chaque personne telle qu’elle est : un mystère. Chaque personne est un mystère.
Pour moi, l’indice était : ‘il ou elle (cette personne) lit le même livre depuis 25 ans’. Façon plaisante de définir un prêtre, d’autant qu’il y avait très peu de catholiques présents : nous étions très différents, avec une grande variété d’âge, entre vingt-cinq et soixante–cinq, de métiers et d’univers aux opposés pour ne pas dire aux antipodes. L’idée était de sortir de son microcosme et de voir que le monde n’est pas notre univers en plus grand mais qu’il est vraiment très varié, et qu’on se trompe en pensant savoir ce que les autres sont, font, vivent.
Nous avons tous tant de préjugés, il suffit de voir la réaction des habitants de Nazareth quand Jésus y revient avec ses disciples et qu’il va le jour du sabbat à la synagogue pour enseigner :lui, un charpentier fils de charpentier ! Dont on connaît la famille ! « Ils étaient profondément choqués à son sujet » (cf. Mc 6, 3). Choqués par quoi ? Par sa sagesse et ses miracles ? Choqués par le bien qu’il faisait ?
Jean-Baptiste était plus avisé quand il disait, comme nous l’entendions il y a deux dimanches : « moi je ne le connaissais pas ». Pas seulement parce que Jésus est Dieu mais parce qu’étant Dieu, il nous donne et nous commande de nous regarder différemment les uns les autres, de reconnaitre que chaque personne est un mystère.
Chaque personne est un mystère.
C’est le regard infiniment respectueux et libérant que Jésus pose sur nous, qui nous libère de tout ce qui pourrait nous enfermer. C’est le regard qu’il nous demande de poser les uns sur les autres, y compris sur nous-même. Oui, sur nous-même, car nous ne savons pas toujours quel est le désir le plus profond de notre cœur.
Il faut parfois un événement inattendu, une rencontre, passer par un échec, pour que s’ouvre à nouveau ce chemin. Le point commun des participants à ce dîner était la rencontre et lesoutien de personnes providentielles : la plus jeune était partie malade pour un grand voyage à la recherche d’elle-même alors qu’elle était sans ressources : elle avait pu le faire grâce à des gens généreux. Comme les autres elle avait fait confiance ‘à son instinct’, elle avait ‘écouté son cœur et sa conscience’ – tous avaient cru en eux parce qu’on leur avait fait confiance.
La conversation avait tourné autour de deux sujets : la liberté, pour échapper aux injonctions de la société, et le bonheur, par sympathie pour l’un des convives qui n’y croyait plus, perdu depuis qu’il avait changé de métier, et perdu la passion de ses débuts … « J‘ai contre toi que ton premier amour tu l’as abandonné, tu as perdu ton amour d’antan » (Cf. Ap 2, 4). J’ai apprisdepuis, par la presse, qu’il y était retourné.
Le grand danger dans la vie est d’oublier que le bonheur, quand il est là, tient à ceux qui sont là, aux personnes avec qui on vit, avec qui ou pour qui on agit ou travaille. Le danger est de croire qu’on pourrait être heureux tout seul, alors que le bonheur vient de ceux qui sont là, avec nous, qui sont heureux de ce qu’on fait pour eux.
Il est très curieux, lorsque nous parlons du bonheur des autres, d’en parler comme si nous en étions nous-mêmes privés …
Le bonheur ne se situe pas dans l’au-delà, et le Royaume que le Christ annonce et promet dans ces Béatitudes n’est pas pour après la mort, où les malheureux seraient consolés, les justes rassasiés. Le Royaume des cieux est tout proche, proclamait Jésus dans l’évangile dimanche dernier : il est là chaque fois que nous le reconnaissons dans les pauvres, les malheureux, les justes, les plus petits comme les plus grands de nos frères.
J’ai toujours en mémoire la détresse d’un prêtre vietnamien, que m’avaient racontée un couple d’amis qui avaient assisté à la célébration de funérailles que ce prêtre présidait : il ne disposait pas du vocabulaire à la mesure de son ambition ou de son emphase. Il s’était lancéau début de son homélie : ‘la mort’ – et, faute de maîtriser la langue, s’était rabattu sur les rares mots qu’il connaissait : ‘la mort, c’est dur’. Et c’est vrai à condition d’ajouter : ‘le bonheur, c’est simple’.
Pour être heureux, il faut que les autres le soient, leur donner ce dont ils ont besoin, pas ce que nous estimons être bien pour eux, mais ce à quoi ils aspirent et qu’ils finiront de toutes façons un jour par rencontrer : l’amour de Dieu. L’absolue simplicité de l’amour de Dieu.
Dieu est Amour. Dieu est absolument simple. Dieu veut notre bonheur.
La mort, c’est dur. Le bonheur, c’est simple.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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