De tout ce que Pierre avait arrêté depuis que Jésus l’avait appelé avec lui, de tout ce à quoi il avait renoncé depuis trois ans, c’était la pêche dans le lac qui lui manquait le plus. C’était bien plus que son métier : sa passion. La première chose qu’il fait, maintenant que le Seigneur est parti, est de retourner à la pêche. Ça lui manquait tant ! il en avait si envie ! Il le dit à Jacques et Jean, les fils de Zébédée, pêcheurs comme lui, et ils le proposent aussi à ceux qui n’y connaissaient rien : Nathanaël l’intellectuel, l’homme des livres, Thomas l’orfèvre, l’homme des métaux, à qui ils en avaient tellement parlé ! Curieux équipage que ces sept-là, mélange de spécialistes et de novices, et les premiers sont un peu gênés quand ils passent la nuit sans rien prendre. ‘D’habitude, ce n’est pas comme ça’ … Ils les avaient prévenus que le résultat pouvait être aléatoire mais à ce point-là … Quand vous emmenez quelqu’un avec vous, il y va de votre honneur, de votre réputation.
La contrariété est forte, si forte qu’ils ne profitent pas du bonheur d’être là, au petit matin sur le lac quand le soleil se lève, dans le calme, entre amis, profiter du bonheur d’être en vie, alors qu’ils ne sont pas passés loin de la mort, Pierre surtout, les autres aussi ont failli être arrêtés, sachant ce qui leur serait arrivé. Ils ont quitté Jérusalem ; ils sont de retour en Galilée, au pays, et ce n’est pas à Tibériade que les grands prêtres vont venir les chercher.
Ils ont dans l’idée de profiter de la vie. De se faire un peu plaisir après ces trois années qui ont paru toute une vie, où on ne s’occupait que de Dieu, de la Loi, de la religion, de la Foi, où on ne mangeait pas toujours à sa faim, on dormait peu, et où il valait mieux, avec Jésus, faire attention à ce que l’on disait, y penser à deux fois avant de parler.
Ils en ont encore plein les yeux, de ces choses extraordinaires que Jésus a faites devant eux, plein le cœur et les oreilles de ce qu’ils ont ressenti et entendu. A se demander s’ils n’ont pas rêvé. C’est une explication possible de cette dernière page ajoutée à l’évangile de saint Jean, d’un style tout à fait différent, ce récit onirique (du grec oneiros) comme dans un rêve, cette ambiance surréaliste avec ces annotations bizarres comme Pierre qui s’habille pour plonger, ces filets qui se remplissent, et ce feu sur le rivage avec des poissons en train de griller.
On dirait une image de la relation que nous avons avec les incroyants : ils sont persuadés que nous rêvons, que nous sommes dans l’illusion, alors que c’est ce que nous pensons d’eux, qu’ils sont à côté de la réalité, à vivre sans Dieu.
S’il est un sujet dont nous pouvons cependant discuter et sur lequel nous pouvons nous accorder c’est du bonheur d’être en vie, de savoir comment profiter de la vie, de la chance qu’on a quand on est en bonne santé.
Et voici que dans ce tableau de rêve, où un jour nouveau se lève comme une résurrection, survient la vision d’un homme, seul, sur le rivage, désert. Le Seigneur nous attend. Et la vie bascule dans la plénitude, à l’image de la barque qui s’enfonce quand le filet se remplit de poissons (cf. Lc 5, 7).
Deuxième temps, deuxième contrariété : Jésus leur dit d’apporter de ces poissons et de venir manger. C’est ce qu’ils font mais ça ne sert à rien puisqu’il y en a déjà sur le feu, à griller : « ils aperçoivent une fois descendus à terre, un feu de braise disposé là avec du poisson posé dessus, et du pain ». Vous apportez de quoi manger et ça ne sert à rien, il y en a déjà ! c’est contrariant. On s’est toujours demandé pourquoi ce chiffre de 153 ? Parce que ça ne sert à rien. Comme pour Pierre de s’habiller avant de plonger, même si c’est pour se rendre présentable, pareil, une fois trempé, ça ne sert à rien.
Passons à la troisième scène, troisième temps, troisième contrariété, quand Jésus demande à Pierre devant les autres : « Est-ce que tu m’aimes ? ». C’est LA question que les hommes redoutent ou détestent, qui nous met en situation de faiblesse, dépendance et infériorité, le sujet intime sur lequel on a le plus de mal à se prononcer, et Jésus pose la question trois fois, puisqu’il avait dit à Pierre qu’il le renierait trois fois, et Pierre avait répondu : « Jamais ! ». « Je donnerai ma vie pour toi ! ». « Tu donneras ta vie pour moi ? Amen, amen, je te le dis : le coq ne chantera pas avant que tu m’aies renié trois fois » (Jn 13, 38).
Cette dernière page de l’évangile de saint Jean est un texte d’hyper-réalité par ses trois contrariétés.
Contrariété d’une nuit stérile où le sentiment d’échec finit par empêcher de goûter la beauté de l’instant et de la Création. Deuxième contrariété du repas où ils auraient préféré qu’on mange ce qu’ils avaient apporté – exactement comme nous à la messe on voudrait davantage participer, plutôt que de recevoir et de laisser faire. Et enfin qui ne sait à quel point le souvenir de nos manquements gâche la joie de la présence de l’être aimé ?
Les apparitions de Jésus Ressuscité ont ceci d’étonnant que les yeux des disciples étaient empêchés de le reconnaître. Qu’est-ce que nos yeux sont empêchés de reconnaître, sinon que la vie est belle quand Dieu est là, que la Création est une merveille même quand les choses ne se passent pas comme on le voudrait, et que l’Amour seul triomphera.
Seigneur, apprends-nous à profiter avec toi de la vie quelles que soient les épreuves et les contrariétés.
Pour profiter de la vie, Seigneur, ton amour nous suffit.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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