Au jour de notre ordination, nous étions quinze à être ordonnés prêtres à Paris cette année-là, la maman de l’un de nous est allée voir son futur curé, chez qui il avait été nommé, et lui a dit : ‘Prenez soin de mon fils, il est très gentil’. L’autre a répondu : ‘Mais moi aussi, Madame, je suis très gentil’. Ce n’était pas vrai. Méfiez-vous de ceux qui disent qu’ils sont gentils ! Et ça ne s’est pas bien passé pour mon copain ni leurs paroissiens. C’est un grand mystère : pourquoi nombre de prêtres ne sont-ils pas gentils ? Un homme avisé m’a répondu que c’est vrai de beaucoup de médecins, et d’autres professions dont on attend de la compassion, et il a ajouté : les gens ne sont pas gentils ; ils ne se mettent pas à la place des autres.
L’Ecriture dit de ces mauvais pasteurs qu’ils sont « bergers pour eux-mêmes. Or, n’est-ce pas pour les brebis qu’ils sont bergers ? » (Ez 34, 2).
Mon premier curé était très gentil, un modèle. Souvent je pense à lui, plein de reconnaissance, pour faire comme lui. J’ai lu cet été des retraites du cardinal Journet, des années 60. C’est puissant ! Il faut s’accrocher. Et puis, dans un passage où Journet explique que l’amour va aux personnes pas aux individus, il prend l’exemple d’un prêtre qui se trouve en présence de quelqu’un qui va mourir. « Ce qu’il voudrait avoir de cette personne c’est un ‘oui’ qui vienne du fond de son être. Il l’aime vraiment à ce moment-là, de l’amour de Dieu. Alors il attend ; il a prié, il attend. Il ne dit même pas – ce serait maladroit : – Est-ce que vous voulez vous confesser ? Il demande : – Est-ce que vous avez prié dans votre vie ? – Oh ! un peu, quelquefois. – Vous l’avez fait quelquefois, c’est déjà quelque chose … Puis le prêtre continue comme cela, puis il attend. Il lui fait faire sa confession sans avoir dit le mot, autrement ce serait maladroit, l’autre pourrait dire ‘non’. Et puis après, le prêtre dit : – Eh bien ! voyez, vous m’avez dit toutes vos fautes, maintenant je vais vous donner le pardon de Dieu. Et le ‘oui’ est dit à l’intérieur, au plus profond de la personne. L’amour va aux personnes ».
Dans la parabole de ce dimanche, le maître traite son serviteur comme une personne : pris de compassion il lui remet sa dette, et l’homme traite ensuite son compagnon en relation d’intérêt comme un individu qui lui doit de l’argent. C’est la différence entre des copains et des amis : avec les copains, on a des centres d’intérêt en commun. Il suffit qu’on ne travaille plus ensemble, qu’on ne pratique plus les mêmes activités, pour que la relation disparaisse.
J’aime l’exemple que donne Journet, du prêtre qui se trouve en présence de quelqu’un qui va mourir – même s’il est malheureusement plus fréquent de voir la famille quand l’homme est déjà mort. Le prêtre a prié et il attend ; il n’est pas pressé et il ne le presse pas, il ne cherche pas un résultat. Difficile d’être gentil si on est obnubilé par le résultat.
En ce temps de rentrée, je pense aux parents qui s’arrachent les cheveux avec des enfants qui ne sont pas faits pour le système scolaire, en oubliant pour certains qu’ils ont eu eux-mêmes du mal avec les études. C’est le plus difficile dans l’existence de savoir doser la bonne pression. Du bon dosage du stress : un minimum de stimulation pour ne pas devenir neuneu, mais pas trop, pour rester souriant.
Pour que la confession soit complète, il faut que le prêtre fixe une pénitence à accomplir. Cela peut être matériel, un acte concret de charité à poser, un geste à faire, un service à rendre, le remboursement d’un vol, ou spirituel, une prière, une adoration. Dans tous les cas, il faut que ce soit faisable, qui marque un chemin de conversion. Parfois nous devons vérifier : ‘Je vous propose de faire ce pèlerinage, est-ce que vous pensez que c’est faisable pour vous ?’. L’objectif n’est pas le résultat mais le progrès.
‘Mon père, le prêtre auprès de qui je me suis confessé m’a dit de dire une dizaine de chapelets ! Ça va me prendre des heures !’ – ‘Il voulait dire une dizaine du chapelet et non de chapelets’. D’où vient que nous prêtres manquions de gentillesse ? Typiquement, que nous ne fassions pas attention à la façon dont nous sommes compris. Bien sûr, on peut incriminer le caractère, parfois difficile, exigeant, le perfectionnisme, un grand désir d’absolu, l’histoire du bonhomme, ses blessures. On peut invoquer les circonstances, le mélange des deux : une faible résistance au stress rend irascible. Voilà deux aspects, le caractère et les circonstances contre lesquelles on ne peut pas grand-chose. En revanche, il y a pour les prêtres, et a fortiori pour tout chrétien, deux domaines qui dépendent de nous.
Le premier est une juste vision de Dieu et de sa bonté. Le cardinal Journet mettait en garde contre ce qui se présente au départ comme une légère inflexion, une petite déviation de rien du tout, aux conséquences catastrophiques : il consiste à dire, en particulier de Jésus-Christ comme l’a fait Luther, même si l’erreur est bien plus ancienne, que ce qu’il est en lui-même n’est pas tellement intéressant, c’est ce qu’il a fait pour nous qui est intéressant. Luther écrivait : « Croire en Christ, cela ne veut pas dire que Christ est une personne ; cela signifie que cette personne est Christ, c’est-à-dire que cette personne est Christ, c’est-à-dire que pour nous il est sorti de Dieu et venu dans le monde : c’est de cet office qu’il tient son nom » (Œuvres, éd. Erlangen 35, 207). Luther tenait que Jésus est vrai Dieu et vrai homme mais il mettait l’accent sur son apport à l’humanité plutôt que ce que le mystère représente : pour lui, l’intérêt principal, c’est nous. Et c’est vrai qu’il est venu « pour nous les hommes et pour notre salut ». Mais qui est Jésus ? Pour vous qui suis-je ? Il est d’abord Dieu.
Le grand danger est de donner la priorité à l’anthropologie sur la théologie. La foi catholique affirme que c’est de l’être du Christ que découle l’agir du Christ. Ce point est essentiel qui signifie que la personne est plus grande que ses actes, que vous ne comprendrez jamais qui que ce soit en partant de ce que la personne fait, si vous ne contemplez pas le mystère de son être.
Cela nous amène au 2èmedomaine qui dépend de nous : la prière. Une bonne théologie, une juste connaissance de Dieu s’acquiert à genoux, à l’image de ce serviteur se jetant aux pieds de son maître. Le caractère et les circonstances, on n’y peut pas grand-chose ; la doctrine et la prière, cela change tout. Il y a tant de personnes qui ne croient pas au Bon Dieu parce que nous ne sommes pas gentils. Soyons gentils comme le Seigneur est bon !
Car Eternel est son Amour.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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