5ème dimanche de Pâques - 10 mai 2020

Jn 14, 1-12

 

Après la Pentecôte, Pierre et Jean se sont rendus au Temple pour prier. L’épisode est si important que l’Eglise en a fait la 1èrelecture de la grande fête des saints Apôtres Pierre et Paul le 29 juin. Pierre et Jean sont arrêtés à l’entrée par un infirme qui leur demande l’aumône. Pierre fixe les yeux sur lui, ainsi que Jean, et dit : « Regarde-nous » (Ac 3, 5).
L’homme fleure l’aubaine. Mais Pierre dit : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ, lève-toi et marche ! » Et le saisissant par la main, il le relève. A l’instant ses pieds et ses chevilles s’affermirent ; d’un bond il fut debout, il entra avec eux dans le Temple, marchant, gambadant et louant Dieu. Tout le peuple le vit marcher et louer Dieu et l’on fut rempli d’effroi et de stupeur au sujet de ce qui était arrivé.

« Regarde-nous », respice in nosen latin, d’un verbe qui a donné le mot respect, tant le respect est dans le regard, le regard que Pierre et Jean ont porté sur ce malheureux, alors que, souvenez-vous, au 4èmedimanche de Carême, quand Jésus, à la sortie du Temple, voit un mendiant aveugle de naissance, ses disciples l’interrogent : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? ».

Leur regard a changé. Non seulement ils font attention, avant d’entrer dans le Temple, à ceux qui en sont exclus, – si ton frère a quelque grief contre toi, laisse ton offrande et va d’abord te réconcilier avec lui -, mais ils ont à cœur de donner aux autres ce qu’ils ont reçu de Dieu. Ils veulent vivre cette relation fraternelle que le Seigneur nous demande de vivre entre nous.

Seigneur, dit Philippe à Jésus, montre-nous le Père : cela nous suffit. C’est la face de Dieu que je veux voir, aurait-il pu dire comme tout bon croyant, qu’il rêve et redoute de voir : il en rêve car c’est le désir que Dieu a mis en notre cœur, et il le redoute car Dieu personne ne l’a jamais vu et personne ne peut le voir sans mourir. Montre-le nous, de loin : dis-nous où aller, sur quelle montagne, sur quelle hauteur inaccessible il se trouve, pour que nous nous en approchions prudemment.

A la question posée à Jésus dans l’évangile : Qui est mon prochain ? nous pouvons répondre : celui dont tu vois le visage. Il n’est pas nécessaire de connaître son nom, et souvent nous ne le connaissons pas. Comme dans la parabole du bon Samaritain que Jésus raconte en réponse à cette question, nous ne savons pas le nom du malheureux, nous en imaginons le visage de douleur, de toute personne qui a besoin d’être secourue. Le prêtre et le lévite détournent leur chemin et le regard, tandis que le Samaritain s’arrête auprès de lui. Auprès d’un blessé comme d’un malade, même sans compétences spécifiques, nous pouvons nous arrêter, lui prendre la main, caresser le front, parfois lui essuyer le visage : le geste de sainte Véronique au moment de la Passion.

Seigneur, montre-nous ton visage ! C’est ta face Seigneur que je cherche ! Le cri retentit tout au long de l’histoire, qui rend encore plus singulier le fait que les disciples ne reconnaissent pas Jésus ressuscité : n’ont-ils donc pas appris de lui à le regarder – en face ?

Les fiancés que je prépare au mariage, je les taquine parfois en leur disant que mon rôle se réduit à vérifier leur joie sur leur visage. Il me suffit de les regarder pour m’assurer que ça va, qu’ils avancent heureux. A la messe, quand je donne la communion, j’essaye de regarder la personne dans les yeux, comme Pierre et Jean : « ce que je crois, je te le donne : le Corps du Christ pour la vie éternelle ! », car il faut que nous soyons à égalité pour vraiment communier. Ce n’est pas le Christ qu’ils voient dans le prêtre, le Christ est l’hostie, mais leur égal et leur frère, dans la communion de l’Eglise. Pour les baptêmes des petits-enfants, je prends soin de ne pas leur mettre d’eau dans les yeux, mais l’eau sur le front comme ensuite l’onction d’huile disent le sacré de la personne : son visage. Pareil pour les obsèques, bien que je participe rarement à la fermeture du cercueil qui porte ce beau nom de l’Adieu au visage, je demande aux proches, à la famille, dès notre première rencontre, une photo du défunt, pour prier en contemplant son visage.

Emmanuel Levinas a écrit des textes magnifiques bien qu’un peu trop compliqués pour moi sur « l’épiphanie du visage ». L’expression dit le mystère de la personne humaine, épiphanie au sens de ‘manifestation d’une réalité cachée’, le miroir de l’âme. Le visage est la plus belle porte d’entrée dans le mystère de la personne, le lieu idéal de la rencontre. L’étincelle de l’amour jaillit si souvent d’un échange de regard.
De Lévinas, j’aimerais savoir par quelle intuition il en est venu à passer de la notion du visage de l’autre à celle du sacrifice de soi. « Je peux, dit-il, décider de me sacrifier pour autrui, par amour, par principe, pour sauver une vie, mais si je peux moi-même faire librement ce sacrifice, je ne peux pas le réclamer en ma faveur. Ce que je me permets d’exiger de moi-même ne se compare pas à ce que je suis en droit d’exiger d’Autrui ».
Il est très remarquable que Levinas ait retrouvé philosophiquement ce que le Christ a révélé évangéliquement, à savoir le caractère asymétrique de l’amour : l’amour ne demande rien en échange. C’est le propre du regard d’être par nature mendiant, demandeur d’un accueil, d’une attention, d’une reconnaissance.

Je vous invite à contempler le regard que le Christ posait sur ses disciples lors de ce dernier Repas, ne leur demandant rien d’autre que de lui faire confiance, de croire en son amour, un amour infini, divin, éternel et trinitaire. « Croyez-moi : je suis dans le Père, et le Père est en moi ». Pris de peur, les disciples ont le cœur troublé et le regard brouillé. Ils n’arrivent plus à regarder Jésus : à l’annonce de la trahison, ils se regardent entre eux. Il faudra attendre le jour de Pâques et la fraction du pain, pour que leurs yeux s’ouvrent à nouveau, et qu’ils puissent entrer par le don de l’Esprit dans la profondeur infinie de l’amour de Dieu.

Je vous invite à vous souvenir dans l’évangile des regards que Jésus pose sur les personnes qu’il rencontre. C’est ce qui rend sa représentation cinématographique si difficile : Zeffirelli est peut-être celui qui a le mieux essayé. Le regard de Jésus est le point de départ de notre rencontre de Dieu. Je suis devenu croyant quand j’ai rendu à Dieu le psaume dit ‘tout le bien qu’il m’a fait’, en réalité le regard d’amour qu’il nous porte à chacun, de façon infinie et unique. C’est le mystère de la foi.

Fin avril, j’ai dit à ma Maman que je travaillais sur cette homélie sur l’épiphanie du visage et du regard, signe et présence de l’amour de Dieu en chacun. Elle était très malade, depuis des semaines et vivait ses derniers jours. C’est le dernier regard que nous avons échangé, longuement, avant sa mort deux jours plus tard. Elle connaissait ce texte de Job, des siècles avant notre ère : « Je sais, moi, que mon libérateur est vivant et qu’à la fin, il se dressera sur la poussière des morts ; avec mon corps, je me tiendrai debout et, de mes yeux de chair, je verrai Dieu. Moi-même, je le verrai et, quand mes yeux le regarderont, il ne se détournera pas ».Son regard nous suffit.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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