3ème dimanche de Pâques - 26 avril 2020

Lc 24, 13-35

 

« Esprits sans intelligence ! ». Il y a dix jours, cet évangile était celui du Mercredi de Pâques, après avoir été celui du soir de Pâques, mon amie Nathalie m’a demandé si Jésus les traitait d’imbéciles. Oh non, j’ai dit, Dieu ne traite personne d’imbécile : il nous a créés libres, intelligents, et pour la vie éternelle. On pourrait traduire par insensés ! qui est une façon de les piquer au vif, car ces deux-là sont loin d’être bêtes : ils ont une bonne capacité d’expression, d’écoute, de réaction, d’initiative et de décision. Ils ont étudié ; ils ont une connaissance de l’Ecriture  sur laquelle Jésus va s’appuyer. Ils ont aussi ce petit rien de condescendance typique des personnes intelligentes, à l’égard de cet étranger qui n’est au courant de rien, à l’égard des femmes qui ont vu des anges.

C’est parce qu’ils sont intelligents qu’ils sont partis. Et c’est parce qu’ils sont intelligents que Jésus va les chercher. Ce sont les deux points que je voudrais développer : voir comment notre intelligence nous conduit dans notre chemin vers Dieu. Voir de quelle façon Dieu fait appel à notre intelligence pour le Bien de nos frères. Que signifie en particulier ouvrir son cœur à l’intelligence des Ecritures, et j’ajouterai : des événements.

C’est parce qu’ils sont intelligents que ces deux disciples sont partis, qu’ils ont décidé, après la mort de Jésus, de quitter le groupe des disciples, passée la fête de la Pâque. Ils ont pris cette initiative, après que quelques-uns de leurs compagnons sont allés au tombeau vérifier ce que les femmes avaient vu au petit matin. « Ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu ». Pourquoi rester s’il n’y a rien à voir, rien à faire ?

Dans ma prière, je pensais à tant de mes amis qui ont quitté l’Eglise, abandonné la pratique religieuse, dont les enfants, les enfants de leurs enfants ne sont pas catéchisés, pas baptisés, ignorants de l’amour de Dieu. Ils me regardent, moi prêtre, nous fidèles catholiques, avec cette même condescendance, approuvant le côté social de nos actions mais à l’affût de tout ce qui s’apparenterait à de l’intégrisme. Ils ne supportent l’évangile que noyé de bons sentiments, dénué de ce qui est radical et surnaturel.

Mes amis incroyants sont intelligents pour la plupart, généreux avec leurs proches, avec moi, ouverts au monde et aux changements. Ils s’émerveillent et s’enthousiasment facilement. Jusqu’à un certain point. Il y a une limite qu’il ne faut pas dépasser : la souffrance et la mort. Surtout si ça les concerne, là, ils se ferment ou s’enferment, ou, s’ils le peuvent ils s’en vont, à la campagne, la mer ou la montagne. Je comprends qu’ils n’aiment pas la messe, puisque c’est cette limite de la souffrance et de la mort qui a été franchie et que nous célébrons, le sacrifice du Christ, sa Passion et sa Résurrection.

Ces deux disciples sont ‘tout tristes’ d’une tristesse que nous aurions tort de réduire au chagrin de la mort de Jésus, la déception après l’échec de sa mission. Ils continuent de parler entre eux de tout ce qui s’est passé, d’en discuter et de s’interroger parce qu’ils voient bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a quelque chose qui cloche, c’est le mystère de Pâques. Intelligence ne rime pas avec confort. Il est dans sa nature d’être inquiète.

C’est son intelligence qui empêchait Nicodème de dormir, venu de nuit voir Jésus : « Rabbi, nous le savons, c’est de la part de Dieu que tu es venu, car personne ne peut accomplir les signes que toi, tu accomplis, si Dieu n’est pas avec lui » (Jn 3, 1). Inquiet, notre cœur, notre esprit, et tout notre être, Seigneur, est sans repos et ne peut être en paix tant qu’il ne saura pas. Souvenez-vous de Hérode avec Jean-Baptiste : « quand il l’avait entendu, il était très embarrassé » (Mc 6, 20). Ces deux disciples sont repartis parce qu’il fallait bien passer à autre chose mais ils restaient sur leur faim, du Pain de Vie. Il en va semblablement de mes amis incroyants qui ont quitté l’Eglise, la Jérusalem terrestre. Ils restent sur leur faim.

C’est parce qu’ils sont intelligents qu’ils sont partis et c’est parce qu’ils sont intelligents que Jésus va les chercher, ces deux-là, parmi tous ceux qui s’en sont allés, qui sont partis déjà quand Jésus prêchait, et tout au long de l’histoire. Au casino, quand un gagnant s’en va avec son gain, on dit que c’est de l’argent qui couche dehors, qui reviendra tôt ou tard. Pareil pour l’intelligence et le Royaume.

La façon dont Jésus va ouvrir leur cœur à l’intelligence des Ecritures, et ainsi à l’intelligence des événements, est un chef d’œuvre de délicatesse et de méthode. Après les avoir piqués au vif, « il leur interpréta, en partant de Moïse et de tous les Prophètes, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait ». Comprenons : il élargit leur horizon historique. Ces deux disciples sont, comme nous, focalisés sur les événements qui viennent de se passer, l’actualité immédiate. Il faut remettre ces événements en perspective ! Les resituer dans l’histoire, du peuple de Dieu. Pour en relativiser la nouveauté puisqu’ils étaient annoncés. Lorsque les incroyants se retrouveront face au Christ au moment de leur mort, que diront-ils ? Que ‘ce n’était pas prévisible’ (sic) ?!
Dans la plupart des événements de notre vie, la part de continuité est plus grande que de rupture. Tocqueville disait qu’un système rompt d’autant plus avec celui qui l’a précédé qu’il en reprend nombre d’éléments antérieurs. On s’est indigné de ce que dans la panique de l’épidémie, on ait incinéré des corps sans funérailles, laissé des personnes âgées sans visite. Mais cette situation, cette dérive préexistait, et grossissait silencieusement depuis des années.

L’autre horizon que le Christ ouvre est encore plus grand, et presque plus fou : il leur montre, ce que nous faisons dans les cours de Bible et la Catéchèse, qu’Il était déjà présent dans l’Ancien Testament. Dès la Création du monde. Il commente ces passages où il était apparu avec la Trinité sainte, ces Chants que nous avons lus pendant la Semaine sainte, où se révélait le Serviteur souffrant.

Nous disons de la Résurrection qu’elle libère des contraintes de l’espace et du temps : Jésus ressuscité se rend présent où il veut et comme il veut. Il vient montrer le chemin de notre vie, en tout cas pour la vie éternelle. Il amène ainsi ces deux disciples à poser deux actes essentiels de liberté : primo, en le retenant avec eux alors qu’il faisait mine d’aller plus loin, alors que c’était lui qui s’était au départ imposé. Le 2èmeacte de liberté les ramène « à l’instant même » à Jérusalem, auprès des Apôtres et leurs compagnons : en un mot dans l’Eglise.

Dieu nous a créés libres, intelligents et pour la vie éternelle. Nous pouvons jouir pour nous-mêmes de notre liberté, plutôt que de la mettre au service des autres, être perdus ou interdits devant les événements du monde, et refuser le bonheur de vivre auprès de Dieu. Ou choisir intelligemment de demander au Seigneur d’ouvrir notre cœur à ses mystères et aux besoins de nos frères. Seigneur, donne-nous assez d’humilité pour t’écouter, te reconnaître Maître des événements et de l’Histoire, trouver notre joie dans notre foi. C’est la prière que nous faisons chaque matin : Seigneur ouvre mon cœur, et ma bouche publiera ta louange.

Libres, Intelligents et pour la Vie Eternelle.

Père Christian Lancrey-Javal, curé

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