Mercredi dernier, dînant avec mon amie Marie, je lui donne des nouvelles d’une connaissance commune, qui vient de vivre une descente aux enfers : dépôt de bilan, départ de sa compagne, crise de folie, il aurait pu se retrouver à la rue si son propriétaire ne supportait pas stoïquement qu’il ne paye pas son loyer depuis des mois. Il serait SDF. Et ce malheureux était venu me voir parce qu’il avait retrouvé Dieu. Fureur de mon amie : Il vit comme un pacha depuis trente ans et maintenant qu’il est en difficulté il se tourne vers la religion !
Le lendemain matin, à l’aurore, j’ouvre un livre récemment arrivé par la poste : « Et toi, grand-mère, en quoi tu crois ? » (Florence Bosviel, Cerf, 2018), où l’auteur que j’ai rencontrée à un mariage répond aux questions de ses petits-enfants sur la foi, et je lis (p. 30) la question de Clémentine (20 ans) : ‘La religion ne répond-elle pas seulement à la peur de la mort ?’. Je dis : OK, Seigneur, j’ai compris. Et à l’heure d’envoyer cette homélie à notre webmaster pour qu’elle la mette en ligne, je la recommence.
Diriez-vous que dans la parabole que l’on vient d’entendre, le (mauvais) riche est en enfer et le pauvre (Lazare) au paradis ? Ce serait bien, pour les pays pauvres.
Diriez-vous que cette parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare traite de l’au-delà, des fins dernières, et de l’enfer en particulier ? Je l’ai longtemps pensé, gardant pourtant en tête que le cardinal Ratzinger estimait le contraire, ainsi qu’il le dit dans son livre « La mort et l’au-delà, court traité d’espérance chrétienne » (Communio / Fayard 1994). A l’époque, je n’avais pas très bien compris pourquoi, mais cela m’avait marqué et je vais reprendre cela avec vous.
Cette parabole décrit-elle l’enfer ? Il semble que oui, puisque ça se passe après la mort, dans un lieu de souffrances terribles, en punition d’un égoïsme criminel, dans un lieu de torture dont on ne peut pas sortir, le fossé est infranchissable, un grand abîme a été établi, dit le texte, ‘pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous’.
Autant cette description du riche en enfer est sinon crédible, traditionnelle, autant, a contrario, celle du pauvre au paradis laisse à désirer, dont Dieu est totalement absent. L’au-delà, c’est la vision de Dieu. Ici, il n’est question que du « sein d’Abraham », expression riquiqui, guère à la mesure de notre espérance, où un pauvre ère, Lazare trouve la consolation d’une vie de malheur, mais sûrement pas le bonheur éternel. Voyez d’ailleurs comment le riche le reconnaît, à côté d’Abraham, Hé ! mais c’est Lazare ! manifestement pas très différent de ce qu’il était quand il était à sa porte. Le riche est peut-être en enfer, en tout cas il le vit comme tel, mais le pauvre n’est pas au paradis, et cette asymétrie, ce décalage mérite qu’on s’y arrête.
Le point le plus troublant est l’absence de Dieu. Le texte dit qu’à sa mort, les anges ont emmené le pauvre auprès d’Abraham, tandis que, à sa mort, le riche on l’enterra, littéralement il fut mis au tombeau – la Bible latine, la Vulgate ajoute ‘in inferno’, « sepultus est in inferno », qui ne veut pas nécessairement dire en enfer, mais dans une région inférieure, d’où la traduction ‘enterré’, sous-terre. Cette vision, et c’est dans mon souvenir ce que disait le cardinal Ratzinger, est plus proche de l’Ancien Testament que du Nouveau. Pour nous Chrétiens, l’enfer, le paradis et le purgatoire n’ont de sens que dans notre relation à Dieu. Ils supposent une rencontre du Christ, Juge des vivants et des morts, dans ce que la Tradition appelle le jugement particulier, individuel, de chaque âme à sa mort. Cette rencontre est omise ici, peut-être parce qu’à ce moment de l’évangile, Jésus n’a pas encore vaincu la mort.
Nous avons Lazare dans un lieu de consolation, mais qui n’est pas encore ressuscité, sans quoi le riche ne l’aurait sans doute pas reconnu (comme Jésus ressuscité n’a pas été reconnu par ses apôtres), et sans quoi surtout le riche aurait pu s’adresser directement à lui et demander son intercession, à défaut de demander pardon : on dit souvent que c’est par le même mépris dont il a fait preuve toute sa vie que le riche s’adresse à Abraham plutôt qu’à Lazare, et qu’il n’est toujours pas capable de reconnaître son existence, ni d’exprimer le moindre regret. C’est un peu rapide. Si nous suivons la logique du récit, nous pouvons estimer que Lazare a été emmené à sa mort dans un lieu provisoire de consolation, sans avoir rencontré le Christ, sans avoir encore pu se prononcer librement sur la divinité de Jésus : ‘pour toi, qui suis-je ?’.
Le choix que nous aurons tous à faire à notre mort, de vivre éternellement avec le Christ, dans le bonheur de Dieu, ou de refuser cette invitation, suppose que notre âme soit suffisamment apaisée des épreuves de cette vie pour que nous le fassions librement. Après ce qu’il venait de vivre en ses dernières semaines, derniers mois, voire ses dernières années à la porte du riche, affamé, couvert d’ulcères, harcelé par les chiens, Lazare avait besoin de reprendre ses esprits.
Et si nous sommes logiques, le riche n’est pas plus en enfer que le pauvre n’est au paradis : il ne suffit pas d’être riche pour aller en enfer et pauvre pour aller au paradis. Le riche ici est au Purgatoire, qui sera pour des égoïstes comme lui un lieu de torture, à la mesure de ce qu’ils auront fait ou laissé subir aux autres pendant leur vie, mais qui, pour certains d’entre eux, permettra leur conversion, leur repentir et leur salut, tandis que d’autres s’enfermeront définitivement dans leur ego. Et ils ont raison tous les auditeurs bienveillants qui, à chaque fois qu’on entend cette parabole, ne manquent pas de souligner un début de conversion, de prise de conscience du riche quand il s’inquiète pour ses frères (de sang) et demande qu’on les prévienne. Oui, c’est, enfin, une bonne réaction.
Quand tombe la parole radicale que Jésus met dans la bouche d’Abraham : « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ». Qu’est-ce à dire ?
L’espérance en la Résurrection, le cœur de notre foi, n’est pas la clé de notre conversion. Non, Clémentine, ‘la religion ne répond pas seulement à la peur de la mort’ parce que l’espérance ne donne pas la foi. La Résurrection est un miracle et les miracles ne convertissent pas : ils attestent de la présence de Dieu, ils confirment sa puissance et son enseignement. Ce n’est pas l’espérance de la résurrection qui nous rend chrétiens, mais la charité déjà présente dans l’Ancien Testament : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Autrement dit, cette parabole ne traite pas des fins dernières, mais de notre conversion.
Ce n’est pas l’espérance qui convertit mais la charité, qui est la loi du Royaume. Le Royaume est le thème de toutes les paraboles de l’évangile sans que Dieu y soit représenté, ainsi que nous l’avons vu dimanche dernier avec la parabole de l’éloge du gérant malhonnête. Non, le pauvre Lazare ne représente pas le Christ parce que si Jésus est mort comme Lazare, seul, sous les crachats et les outrages, le Christ Jésus est mort lui librement : il a donné sa vie pour nous. Quand nous contemplons le Crucifié, nous ne contemplons pas sa résurrection, mais le don de sa Vie, l’Amour en personne, en plénitude. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
Le riche n’est pas en enfer dans cette parabole, et, comme l’Ecriture, l’Eglise s’est interdit de nommer qui que ce soit qui y serait, autre que le Diable et ses anges, car le Jugement n’appartient qu’à Dieu. Pas plus que le pauvre Lazare n’est au paradis, et ce pour une raison simple : s’il était au paradis, auprès du Christ, il aurait été capable de pardonner au riche et d’intervenir pour soulager ses souffrances, d’intercéder pour lui.
Comment saurons-nous que nous serons prêts à entrer au paradis ? Lorsque nous aimerons autant les pauvres que les riches, et que nous serons capables d’implorer le pardon de Dieu pour tous ceux qui auront fait du mal. A l’image de saint Etienne : Seigneur, ne leur compte pas ce péché. Et comme le Christ en Croix : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Ce n’est pas la résurrection qui convertit, mais l’Amour et le Pardon. Pitié ! pitié pour tous. C’est la Miséricorde que je veux, dit Jésus. Pitié pour tous.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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