Beaucoup d’hommes peuvent se reconnaître dans cette parabole, qui estiment qu’au retour du travail ils ont droit au repos, le droit de mettre les pieds sous la table, suivant la formule habituelle, de se faire servir par leur femme comme de grands enfants, suivant ce qui pouvait être un juste partage des tâches entre l’homme au travail et la femme au foyer. Pourquoi serait-ce à la femme de faire la cuisine et préparer le repas ? C’est la continuité d’un processus naturel de la mère nourricière, de la femme qui a nourri l’enfant de son propre corps, – le bébé vit, grandit et se nourrit dans le ventre et de sa mère ! Elle le nourrit d’elle-même, en son sein avant de le nourrir au sein, même si la pratique est moindre en France que chez ses voisins, le taux de femmes qui allaitent ne fait pourtant qu’augmenter de 45 % en 1995 à 68 % en 2016. Est inscrite en nous cette dimension nourricière féminine et maternelle. Elle est symbolique et la réalité est souvent plus âcre, comme dans le mot diacre, et j’ai connu des paysannes qui accouchaient le matin avant de retourner au champ l’après-midi même.
Diacre signifie serviteur, ministre en latin comme dans ministre du culte, diaconosen grec, alors que dans l’évangile qu’on vient d’entendre le terme employé est ‘esclave’, doulos en grec, servusen latin, serf comme au Moyen-âge, qui désignait le paysan attaché à une terre et dépendant d’un seigneur. Merci les paysans ! Hommage à ceux qui nourrissent le pays ! Rendons grâce aux agriculteurs, qui travaillent la terre, cultivateurs ou éleveurs, qui assurent notre nourriture, grâce à qui nous sommes nourris. On peut s’inquiéter de la disparition de la religion et des prêtres, mais nous mourrons de la mort des campagnes, de l’industrialisation des cultures, du mépris de la Création.
Le plus grand Diacre de l’histoire est saint François d’Assise. Le premier dans l’ordre du Salut est saint Etienne, tous deux icônes du Christ. Mais le premier dans l’ordre de la Création, c’est Adam, créé par Dieu « pour travailler le sol » (Gn 2, 5). On dit que François a refusé le commerce et l’héritage de son père : non, il voulait tenir lié ce que dit l’évangile à savoir la continuité entre travailler, servir et nourrir. On ne travaille pas pour s’enrichir : on travaille pour servir et nourrir. Il en va de même pour la foi : on ne croit pas pour soi, pour son plaisir. On croit pour servir et nourrir. Augmente en nous la foi, demandent les Apôtres. Jésus répond obéissance, travail et service.
Le Diacre dans l’Eglise sert à rendre visible la continuité de ce qu’on reçoit à ce qu’on donne. L’homme ne vit pas que de pain mais de toute parole qui sort de la Bouche de Dieu : le diacre reçoit et proclame la parole, porte la communion, et sert Dieu dans ses frères les plus pauvres. Il fait le lien entre le prêtre et vous tous qui formez avec moi le peuple de Dieu, tous appelés à servir Dieu dans le culte et la prière, et à servir nos frères dans le quotidien de nos vies. Ce n’est pas pour rien que dans la liturgie des funérailles nous parlons du défunt ou de la défunte en disant à Dieu ‘ton serviteur’ ou ‘ta servante’. Et je tique un peu quand la personne n’avait pas de lien visible avec Dieu, ni aucun engagement civique ou social dans la Cité.
Il faut que nous comprenions ce qu’est un serviteur, un diacre dans le jargon de l’Eglise. Le diacre fait le lien entre le prêtre et l’assemblée, en étant rattaché, c’est la bizarrerie de la fonction, à l’évêque et non au curé. Même s’il est nommé dans une paroisse, la fonction du diacre permanent est transversale aux communautés, avec une attention particulière à ceux qui n’en font pas partie. Pour le comprendre, il faut revenir à l’origine, à l’institution du Diaconat, qu’on trouve au chapitre 6 du livre des Actes des Apôtres : « En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, les frères de langue grecque récriminèrent contre ceux de langue hébraïque, parce que les veuves de leur groupe étaient désavantagées dans le service quotidien » (Ac 6, 1). Elles étaient moins nourries. Elles n’avaient pas assez à manger. Elles avaient faim. « Les Douze convoquèrent alors l’ensemble des disciples et leur dirent : Il n’est pas bon que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Cherchez plutôt, frères, sept d’entre vous, des hommes qui soient estimés de tous, remplis d’Esprit Saint et de sagesse, et nous les établirons dans cette charge. En ce qui nous concerne, nous resterons assidus à la prière et au service de la Parole » (Ac 6, 2-4).
L’entame est maladroite : « Il n’est pas bon que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables ». Saint Vincent de Paul en a donné une meilleure explication en fondant les Filles de la Charité : « Ce n’est point quitter Dieu que de quitter Dieu pour Dieu, c’est-à-dire une œuvre de Dieu pour en faire une autre, ou de plus grande obligation, ou de plus grand mérite. Vous quittez l’oraison ou la lecture, ou vous perdez le silence pour assister un pauvre, oh ! sachez, mes filles, que faire tout cela, c’est le servir ».
Ce n’est point quitter Dieu que de quitter Dieu pour Dieu : ce n’est pas délaisser la Parole de Dieu que de servir aux tables, quand on sait l’exemple donné par le Christ lui-même : « Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. Il se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture. Alors il se mit à laver les pieds des disciples ». Le service des tables, c’est le lavement des pieds !
Servir aux tables : on comprend que le Diaconat permanent ait été mis de côté par l’Eglise pendant près d’un millénaire si la tâche était purement matérielle ! Le service des tables, c’est le lavement des pieds. Et nous prêtres faisons ce geste au Jeudi saint pour nous souvenir que nous sommes diacres pour être prêtres. Et nous le faisons à la veille de la Pâque pour vous rappeler à vous tous que c’est la continuité de notre baptême : nous tous baptisés sommes appelés à servir Dieu et à servir nos frères. Cela s’appelle le service ordinaire, meilleure traduction que simples serviteurs : nous sommes des serviteurs ordinaires qui ne faisons que notre devoir quand nous pratiquons le service de Dieu et le service de nos frères.
Vous savez que l’ordinaire désigne ‘ce que l’on sert habituellement à un repas’, ce dont nous avons besoin pour vivre, qui est autant de l’attention, de l’affection, de la considération que de la tendresse, une nourriture pour le corps entier, de notre cœur, notre esprit et notre intelligence. Demandez-vous qui vous nourrit, à qui vous devez votre subsistance de tous les jours, pas seulement matérielle, alimentaire : qui nourrit votre cœur et votre âme, plus que vos rêves ? Qui vous fait vivre et grandir dans l’amour ?
Et demandez-vous qui vous nourrissez. A qui est-ce que vous racontez vos journées, vos rencontres, vos découvertes ? Nous nous nourrissons les uns les autres de bien des façons, en particulier par la parole, en racontant et en partageant ce que nous vivons, de personnel, de vrai, de beau. Pas que des soucis : raconter et partager ses joies, ses espoirs, ses émotions, ses réflexions. Un jour, comme Jésus parlait, « une femme éleva la voix au milieu de la foule pour lui dire : Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et dont les seins t’ont nourri ! Jésus répondit : Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la mettent en pratique ! » (Lc 11, 27). C’est ainsi que grandit le Corps du Christ, l’Eglise : le Seigneur nous nourrit de sa Parole et de son Corps, pour qu’à notre tour nous puissions nourrir nos frères.
Si vous voulez que grandisse votre foi, dites aux autres, à vos proches, ce que vous portez dans votre cœur. Que votre foi déborde de votre cœur.
Père Christian Lancrey-Javal, curé
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